Cerveau ma non troppo
16 juillet 2024Cerveau ma non troppo : moins on sait, plus on est sûr de soi, c’est ce que tente de montrer cet article.
Votre cerveau vous joue des tours, d’ Albert Moukheiber
« L’expérience (de Dunning et Kruger) a montré que les étudiants les moins bons à l’échelle de la classe avaient le plus tendance à surestimer leurs résultats et leurs capacités. Ils se sont arrêtés à leur premier pic de confiance…
Ce pic de confiance s’explique par notre illusion de profondeur explicative : nous pensons souvent mieux comprendre le monde que nous ne le comprenons vraiment…
Au contraire, acceptons de plonger dans le vertige de la connaissance pour accéder à une connaissance plus solide….
À l’inverse, des personnes surcompétentes et notamment les personnes dites surdouées sous-estiment leurs capacités et craignent en permanence de « ne pas être à la hauteur ». Ce syndrome dit « de l’imposteur » est le pendant négatif de l’effet Dunning-Kruger. Il conduit des personnes qui en sont victimes à accepter des postes inférieurs à ceux qu’elles méritent. Et en combinant ces deux effets, on en arrive à cette absurdité : des personnes sous-compétentes dirigent des personnes surcompétentes (cf Le principe de Peter). »
En bon français, le principe de Peter pourrait se traduire l’art de péter plus haut que son cul.
Wahl Gabriel Les adultes surdoués (collection Que sais-je ?)
La lecture fonctionne comme un réseau de synapses et de neurones. La bibliographie d’un livre intéressant nous offre d’autres pistes de lectures. Dans Votre cerveau vous joue des tours, Albert Moukheiber cite Gabriel Wahl dont le livre est dense et très instructif.
Nous en retiendrons deux axes.
Plusieurs études montrent que les gens à QI élevé seraient plutôt de gauche car ils ont une préférence pour « l’innovation et les défis intellectuels plutôt que pour la tradition et l’ordre social » qui attirent les conservateurs. Quoi qu’il en soit les personnes intelligentes n’adhèrent pas aux extrémismes.
Après la politique, le monde du travail
La loi de Putt énonce que « La technologie est dominée par deux types de personnes, ceux qui comprennent ce qu’ils ne gèrent pas, et ceux qui gèrent ce qu’ils ne comprennent pas. »
Les surdoués doivent donc montrer leur efficacité davantage que leur talent afin de ne pas indisposer les autres.
La loi de futilité de Parkinson, nommée aussi « Concept du garage à vélos » rappelle aux surdoués qui vont vite combien il est possible de consacrer de temps à des sujets insignifiants, comme cette commission devant délibérer sur un projet de centrale nucléaire qui consacre la majeure partie de sa réunion au garage à vélos et à la couleur de celui-ci.
La 2° loi de Cyril Parkinson dit que, dans l’administration « tout travail se poursuit à la mesure du temps disponible » et devient extensible en proportion du nombre d’employés.
Si Parkinson n’avait pas tremblé devant ces conclusions, il aurait vraisemblablement poussé plus loin l’analyse et se serait rendu compte que bien souvent le secteur privé (de quoi ?) se conforme aux mêmes lois.
Ainsi, les théories d’Einstein qui ont demandé tellement d’intelligence à son auteur et lui ont valu une gloire quasi éternelle, du moins pour le moment, sont à la portée du premier péquin venu sous la forme des lois de la relativité et de l’expansion appliquée au monde du travail. C’est pourquoi, afin de ne pas créer de discrimination, il est préférable d’unir les secteur public et privé dans cette application populaire et décentralisée des lois les plus pertinentes de la physique.
Beaucoup de gens font du Einstein sans le savoir comme M. Jourdain de la prose.
Nous sommes tous des femmes savantes Lionel Naccache
La sexualité et la connaissance participent également à notre évolution personnelle et sociale
Relecture très féconde de Molière par un spécialiste des neurosciences dans un livre paru chez Odile Jacob.
Sexualité, connaissance et pénétration
Malgré le titre et la misogynie attribuée à Molière, Les femmes savantes règle leur compte aussi bien aux personnages masculins que féminins dans leurs relations à la connaissance et à la sexualité.
Celle-ci agit par une pénétration réciproque d’un être par un autre qui englobe bien davantage que celle d’organes génitaux. Regard, caresses, complicité, intimité participent pleinement à cette pénétration.
Fictionnalisation, transformation et résistances
La connaissance implique elle aussi la pénétration. Accepter de s’ouvrir, accepter un moment de déséquilibre- de perdre pied- afin de recevoir quelque chose qui participe à cette fictionnalisation personnelle qui nous construit et nous donne sens.
Sexualité et connaissance comptent également parmi nos processus d’évolution et de transformation.
« La connaissance est un poison vital… à notre épanouissement lucide et à notre désir de liberté, mais une expérience qui nous expose également au poison de toutes ces menaces d’anéantissement de nos machines à fictions….
Ainsi, si la connaissance est à n’en pas douter une expérience de transformation subjective, la sexualité ne l’est pas moins…Une transformation qui opère à l’un des lieux les plus intimes de notre identité subjective. Un lieu médié par la vie du corps et de l’esprit. Chacun d’entre nous est transformé par sa sexualité. »
Se référer à la signification du verbe connaître dans la Bible ne peut que conforter cette analyse.
Pour s’ouvrir à la connaissance et à la sexualité, il faut accepter d’être pénétré, même platoniquement, accepter que cet échange nous transforme.
Confusions possibles et conséquences
Mais il ne faut pas confondre information et connaissance, libre accès au corps et sexualité. Il ne faut pas se laisser submerger par une profusion d’informations et d’expériences dans lesquelles ne pourrait pas s’exprimer notre subjectivité. Dans lesquelles notre fictionnalisation personnelle ne peut opérer. Ceci nous réduit au rôle de simples consommateurs. La relation à la prostitution existe aussi dans le domaine de la « connaissance ». Nous devenons alors « impénétrables ». Nous accumulons des expériences, des informations qui ne nous changent pas.
« Nous voici ainsi susceptibles de devenir des créatures qui continuent, tant bien que mal, à se faire pénétrer quotidiennement par des informations de toutes sortes, mais en s’efforçant (collectivement ou individuellement) de se transformer des transformations subjectives que de telles rencontres pourraient provoquer : le second souffle des communautarismes (religieux et autres) et les crispations identitaires, l’essor des complotismes et conspirationnismes de tous types, la polarisation et la cristallisation croissantes des opinions alimentées par des fake news revendiquées comme telles, la dégradation du débat contradictoire sont des symptômes de cette volonté de doter notre subjectivité d’une armure subjective qui se voudrait impénétrable, et qui nous mettrait à l’abri de l’épreuve de la connaissance. »
Molière contre l’ennui scolaire ?
On pourrait encore dire bien des choses en somme de cette relecture de Molière qui aborde la névrose cognitivo-sexuelle. Qu’elle pourrait contribuer à relancer en milieu scolaire l’intérêt pour un Molière souvent embaumé, momifié et sans intérêt dont seule l’évaluation notée justifie la lecture.
Connaissance et sexualité sont sœurs jumelles, qu’ont défendues Simone de Beauvoir, Gisèle Halimi, Nancy Huston.
Voir aussi Extensions du domaine du don d’Alain Caillé chez Actes Sud. Une lecture éclairante, surtout le passage concernant « les torches de la liberté » dans la partie La consommation, piège à don ?
Le langage, la langue et la physique quantique
« Être, pour l’homme, c’est être en train d’être. » D’où « la possibilité de ce devenir incessant dans la manière de vivre le langage, dans son rapport au réel du monde. Les mots ne sont pas que des outils de désignation qui ne donnent accès qu’aux choses ; ils sont aussi la vie des choses et notre vie dans les choses, si nous savons entendre les vibrations de la vie qui traversent la matière… »
« Courir dans les mots »
« Refus de l’enfermement catégoriel et identitaire du monde dans des mots qui ne seraient faits que pour désigner, catégoriser, conceptualiser. La dimension foncièrement langagière de l’être implique un rapport dialectique étroit entre le monde, la parole et l’homme. Une parole parlante donnera naissance à un homme vivant et à un monde dynamique. »
Interpréter
Marc-Alain Ouaknin relie cette analyse de la langue au fait que « le peuple juif n’est pas le « peuple du livre », mais le « peuple de l’interprétation du livre ». » Revenons au mythe de Babel. Et si Dieu n’avait pas puni les hommes ? « … il les dispersa à travers l’immensité du monde, avec leurs langues qui, à la chute de Babel, se comptaient par milliers. » C’est ce qu’écrit Andrea Marcolongo dans Étymologies pour survivre au chaos. Elle poursuit « Rien n’a plus de force et de talent que le langage pour donner forme aux choses et façonner la réalité. » Dieu n’aurait-il pas plutôt permis aux hommes d’enrichir à l’infini leur relation au monde et à eux-mêmes ? Une seule langue est en elle-même une infinité de langues. À chacun d’interpréter librement le monde, son monde.
Ce que nous disons du monde
« En somme, la physique ne décrit pas le monde. Elle décrit ce que nous savons du monde. Elle décrit l’information que nous avons sur le monde. » Tout langage est une description du monde qui fait partie du monde décrit. C’est ce qu’écrit Carlo Rovelli traitant de physique quantique dans Helgoland.
De l’importance des relations
« Le monde se fragmente en un jeu de points de vue, qui n’admet pas de vision globale unique. …les propriétés ne résident pas dans les objets, elles sont des ponts entre les objets. Les objets ne sont tels que dans un contexte, c’est-à-dire uniquement avec d’autres objets, ce sont des nœuds où se rencontrent les ponts. Le monde est un jeu de perspective, un jeu de miroirs qui n’existent que dans leur reflet l’un dans l’autre. »
Courir dans le monde
Les propositions de Marc-Alain Ouaknin partent de la Cabale. Elles vont bien au-delà. Ce mouvement de la pensée, de la langue, des idées, ce besoin de conversation deviennent encore plus importants pour chacun à l’heure de la pensée unique, de la tyrannie des chiffres et du temps de cerveau disponible pour un soda. Tout part de la langue, et Andrea Marcolongo rappelle que l’origine du mot renvoie au muscle. C’est la langue qui goûte, tourne et retourne dans la bouche qui est à l’origine de la langue que nous parlons. « Prendre langue » avec quelqu’un prend toute sa saveur dans cette acception.
Clarté
Dans son livre Théorie du bordel ambiant Roland Moreno, l’inventeur de la puce qui équipe toutes nos cartes souligne les mérites de la pensée heuristique. La pensée, la pensée véritable, imaginative, inventive, créatrice fonctionne en arborescence. Sa représentation correspond à ce qu’on appelle un schéma heuristique sur lequel chaque branche donne naissance à plusieurs ramifications par libre association d’idées. Notre système d’enseignement fonctionne, lui, sur le mode linéaire et binaire oui/non, juste/faux et la ligne droite est le plus court chemin entre le début et la fin d’une heure d’enseignement.
Il est vrai que nous devons beaucoup à ce cher René Descartes et à sa rationalisation de la pensée. Boileau lui emboîte le pas, qui assène « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement. » Diable ! Un siècle plus tard, environ, Henri Von Kleist lui répond « Le Français dit que l’appétit vient en mangeant, et ce principe expérimental reste vrai si on le parodie en disant que l’idée vient en parlant…C’est une chose toute différente lorsqu’avant tout discours la pensée est déjà achevée dans l’esprit. Alors l’esprit n’est occupé que d’expression et ce travail, loin de le stimuler, a plutôt pour effet de calmer son excitation.
Si donc une idée est exprimée confusément, il n’en résulte pas du tout qu’elle ait été pensée de même : il ne serait pas impossible que les idées les plus confusément exprimées fussent les plus clairement pensées… »
Les bâtards de Voltaire
Dans Les bâtards de Voltaire (Payot,1993) John Saul écrit « Notre propre réalité est dominée par des élites qui ont passé l’essentiel des deux derniers siècles…à organiser la société sur la base de réponses prédéterminées et de structures destinées à produire des réponses. Ces structures se fondaient sur un savoir-faire, celui-ci s’édifiant à son tour sur la notion de complexité, l’ensemble ayant pour effet d’en rendre la compréhension aussi difficile que possible. « Ce dont nous ne pouvons parler, affirme Ludwig Wittgenstein, nous devons le passer sous silence. » Heureusement, de tendres hurluberlus comme Valère Novarina pensent que c’est justement de ceci qu’il faut parler.
Ah, l’art.. !
Pourquoi ne pas élever Michel Audiard au rang de sage puisqu’on lui doit ceci « Heureux sont les fêlés, car ils laisseront passer la lumière. » La lumière des métaphores, des paradoxes, des zeugmas, des associations d’idées, des chiasmes et autres figures de style qui bousculent la syntaxe et la pensée quotidiennes, proposant d’autres réalités que celle qu’il faut « voir en face ».
Même dans le langage, lâchez prise et prisez la langue originale, inventive et spontanée.