Eric Mistler, Paris / Buenos Aires

Eric Mistler, Paris / Buenos Aires

2 août 2024 Non Par Paul Rassat

Rencontre avec Eric Mistler (Eric sans  » e », à l’argentine), photographe, producteur, regardeur poète et tendrement amusé par la vie, tisseur de liens et humaniste.

Sportives, Paris Buenos Aires

Avec les photos de votre livre Sportives vous arrêtez et fixez le temps. Paris Buenos Aires, lui, remonte le temps, voyage, relie.

J’aborde différentes facettes de la photographie. J’ai essayé de transposer dans Sportives ce qui me plaît dans la photo et que j’ai réalisé dans Paris Buenos Aires. C’est de la photo humaniste, traditionnelle…

Une approche humaniste

Vous ne courez pas après l’exploit.

Exactement. Beaucoup de livres paraissent à l’occasion des Jeux Olympiques qui montrent des exploits, des records, des victoires. Mon approche est différente. J’ai beaucoup parlé avec les jeunes femmes que j’ai photographiées. Certaines en ont même été étonnées. Je crée une rencontre, une sorte d’attente de la prise de photo.

Rencontres et relations

Cette dimension de rencontre, de conversation, on la retrouve dans Paris Buenos Aires. Vous mettez  en regard les photos des deux villes. Vous avez vécu en Argentine puis en France ; dans votre livre vous inversez : la page de gauche est consacrée à Paris, l’autre à Buenos Aires. C’est une remontée du temps.

Je remonte le temps, je me soigne ! (rire d’émotion). Quitter à treize ans le pays où il a grandi, c’est une blessure pour un adolescent. Même si cela a été difficile, je suis extrêmement content d’avoir deux pays, deux cultures. Je reconnais immédiatement quelqu’un qui a vécu à l’étranger, qui a lui aussi une double culture. Ceci donne une ouverture inhérente à cette situation, une curiosité.

La photo ?

D’où vient votre intérêt pour la photo ?

Lorsque j’avais dix ans, mon grand père m’a offert un appareil photo. Lui-même faisait beaucoup de photo, il filmait en 16 et parfois en 35 millimètres. L’image faisait partie de la famille. Mon grand père m’a donné des conseils et tout a commencé comme ça. J’ai tout de suite été séduit, intéressé. Mon père montait ses propres films dont je récupérais les chutes pour les coller ( référence attendrie à Cinéma Paradiso). Tous les deux avaient cependant des métiers sérieux ! (La voix d’Éric est empreinte d’une émotion chantante ). Je ne me suis pas demandé si je gagnerais ma vie avec cette activité, mais j’ai demandé à être assistant à seize ans.  Je n’ai pas eu beaucoup de succès, il m’a donc fallu aller jusqu’au bac, après lequel j’ai commencé à travailler. J’ai fait de la photo, créé ensuite une maison de production.

Ce qui a tout déclenché est un film documentaire iconique sur AC/DC. Bon Scott est mort deux mois après. Très mauvaise idée de sa part mais qui a lancé la maison de production.

Photo, cinéma, quelle histoire !

Comment vous passez de la photo, image fixe, au cinéma ?

L’image qui bouge n’a rien à voir avec l’image fixe. Il m’a fallu un temps d’adaptation. Comme réalisateur j’ai travaillé avec des chefs opérateurs et je les ai regardé faire. Je reconnais immédiatement un film de photographe : ce sont des photos qui se suivent.

Et, à l’inverse, certaines images fixes donnent envie d’imaginer un avant et un après, de raconter une histoire.

C’est ce que j’ai essayé avec Paris Buenos Aires. J’ai commencé par les photos de Paris, que j’ai exposées à Buenos Aires. On me disait qu’elles racontaient des histoires, avant que je les associe ensuite à des photos de Buenos Aires. La démarche n’était pas préméditée.

La cohérence permet la diversité

Le lien entre les photos n’est pas toujours le même : associations de formes, continuité logique, décalage lié à l’humour…

La photo qui comporte cette dimension d’humour est assez rare. Que vous le remarquiez me fait plaisir. Mon associé dans la maison de production m’a dit « Je ne savais pas qu’on pouvait rire devant des photos. »

Les associations et le décalage créent aussi de la poésie.

Vous avez bien regardé ! Il est toujours très intéressant et enrichissant de voir ce que les gens ressentent, voient dans notre travail. J’ai le souhait d’être empathique, j’aime rencontrer les gens, et paradoxalement, un ami décèle dans mes photos beaucoup de solitude ! Chaque fois que je réalise une photo nostalgique je pense à lui !

Simplicité, vérité

L’empathie nécessite aussi une certaine distance pour ne pas être submergé. Vous fuyez l’évidence qui n’apporte rien. D’où l’humour, la poésie. Je ne vois pas de solitude mais la distance qui nous relie encore mieux au sujet.

À propos de distance, j’ai un appareil extrêmement simple, je ne touche à rien, c’est l’œil qui fait tout. Se placer au bon endroit pour raconter un bout d’histoire. Lors d’un événement, il m’arrive de regarder les autres photographes…

Vous ne voulez pas être dans le même regard que les autres.

Si possible. Le reporter doit rendre sa copie, moi je ne rends de copie à personne. Je tente de montrer ce que les autres ne prennent pas le temps de regarder. Il y faut du temps. À ce propos, je ne pense pas avoir pris des photos de manières différentes à Buenos Aires et à Paris, malgré l’écart de temps. Je suis resté moi-même.

Je suis arrivé à Buenos Aires après cinquante ans d’absence. Ma ville de naissance ; je n’étais pas un touriste. Il m’a fallu un temps d’adaptation. « Imprègne-toi de la ville, va d’abord dans les cafés, va voir des copains, évite les lieux touristiques. Découvre les quartiers que tu évitais quand tu étais môme. »

On voit ce que l’on veut bien voir : ne pas forcer

Cet écart de cinquante années, la dictature, en particulier, est absent de vos photos.

Aujourd’hui, de visible il y a une caserne avec une inscription : « Parce qu’on a torturé… ». Une photo montre l’horizon presque nu sur lequel se détache une énorme pièce de métal. C’est dans « Le parc de la mémoire » une œuvre qui symbolise tous les gens qui ont été balancés dans le Rio de La Plata depuis des avions. C’est présent pour ceux qui savent, les autres ne peuvent pas le deviner. Dans la ville d’aujourd’hui rien ne transparaît.

Vous effectuez un travail de mémoire discret qui recoud, raboute deux époques.

Chacun a son point de vue sur le sujet, et il vaut mieux ne pas en discuter. Mon père est décédé mais son meilleur ami, 98 ans aujourd’hui, me dresse chaque semaine une revue de presse, il a son point de vue, m’a vu naître, il est inutile d’aborder cette époque avec lui. Mais il a remarqué cette photo qui montre le Parc de la Mémoire. Ça l’interroge. Il m’en a fait la remarque. Rien n’est totalement effacé… mais je n’impose rien.

Créer pour se créer

Vous terminez par une exception, Notre Dame en feu : cette photographie est seule. Rien en regard.

Je suis à mon bureau, je termine le choix des photos pour le livre. Un ami me téléphone, je décroche et vais à la fenêtre et ne comprends pas ce qui se passe !  (Et je suggère en fond sonore «  Dieu est un fumeur de Havane… »). Cette image a beaucoup frappé en France, bien sûr, mais aussi en Argentine. Beaucoup d’amis m’ont demandé où donner de l’argent. Cette photo bouclait concrètement une histoire fantasmée. Je peux maintenant retourner à Buenos Aires sans problème. Ce livre a changé quelque chose en moi.

Le mille-feuille créatif

Nous nous étions vus quelques jours plus tôt, Eric et moi au Jardin Secret, librairie de Cluny où il dédicaçait ses livres. Conversation animée avec la promesse de se revoir. C’est chose faite à Mâcon où ses photos « Sportives »sont exposées à l’occasion des Jeux Olympiques. La promesse de Cluny est tenue. Nous parlons de son travail, bien sûr, d’humanisme et d’humour, de poésie, de littérature avec l’inévitable Jorge Luis Borges, de psychanalyse. Du fait que Buenos Aires est une ville pétrie de culture européenne mais aussi latine, d’une fantaisie qui flirte avec le surréalisme. Revoir les photos d’Éric à ces lumières.

Montrer du doigt

Le livre Paris Buenos Aires est préfacé par Bruno Podalydès qui écrit : « Il ne faut pas montrer du doigt…Eric continue de nous montrer du doigt ce que la vie lui offre au quotidien… » alors que montrer du doigt n’est pas bienséant. C’est interdit aux enfants. D’où l’intérêt de pratiquer une activité de création qui permette de rester, ou mieux, de redevenir enfant libre, se jouant des convenances pour porter humour et poésie. Avec un regard malicieux.