Alain Kokor

Alain Kokor

19 janvier 2025 0 Par Paul Rassat

Conversation au long cours avec Alain Kokor. Le texte qui suit ne doit constituer que le tiers de l’échange. Une véritable conversation qui échappe au mode question ( préétablie) / réponse ( formatée).  Alain Kokor est un poète non pas parce qu’il écrit et dessine de la poésie, mais parce qu’il vit en poète, naturellement. Cet échange s’appuie sur Simon & Lucie ainsi que sur L’ours est un écrivain comme les autres mais il est surtout question de la vie, de ses méandres et de ses surprises, de l’intérêt de ne pas suivre la ligne droite même si elle est le plus court chemin d’un point à un autre.  Et on y trouve la confirmation que la vie ne commence pas au moment de la procréation, ni à celui de l’accouchement, mais quand le chien est mort et les enfants partis !

Conversation chez BD Fugue / Annecy

 Alain Kokor, comment vous viennent les idées ?

Nous habitons une petite maison. Avant, je dessinais dans la salle-à-manger, ce qui n’était pas toujours pratique. Depuis que nos enfants sont partis sur leurs routes à eux, j’ai récupéré une chambre dans laquelle se trouve un lit en hauteur, sous lequel sont rangées les caisses de Playmobil et de Lego. Je m’installe dans le lit un petit peu en hauteur. C’est là que je m’évade. Certains écrivent dans un café, une brasserie avec beaucoup de bruit ; moi, je m’isole, je recherche le silence. J’installe des oreillers, j’ai les jambes rapprochées, un plateau, un livre, des feuilles blanches. J’oublie mon corps, alors qu’à un bureau je croise et décroise les jambes. Dans la position que j’ai trouvée, je m’évade complètement. Il faudrait que j’arrive à dessiner dans cette position ! Elle correspond au moment que j’ai toujours préféré, le découpage, la mise en scène. J’aimerais  aussi travailler en équipe et ne m’occuper que de cette partie découpage-mise en scène pour la passer ensuite à un dessinateur… J’adore le rythme de découpage.

En vous lisant, j’avais noté « puzzle, mosaïque, éclats ». Votre relation à la réalité est très intéressante. Vous en séparez les éléments pour  la recomposer à votre façon. Vous jouez aussi avec les mots, en passant de Racine à «  dingue, meringue ». Vous avez cette forme d’intelligence qui crée des liens. Vous partez d’un roman ou de pièces de théâtre pour fabriquer votre histoire. Le résultat, c’est vous.

Oui… oui oui ! et ça me fait plaisir quand on le dit ! Les gens qui me suivent et connaissent mon travail retrouvent mon univers. Même quand j’avais réalisé le dessin pour un reportage sur le suivi des ventes d’armes ! Dans La revue dessinée il n’y a pas de fiction et pourtant certains lecteurs m’ont dit : «  C’est fou, on te reconnaît. T’arrive à y mettre de la poésie. » C’est peut-être parfois fatigant pour ma compagne, parce que je suis toujours un peu ailleurs. S’il est question de courses, de la maison, mes réponses sont souvent décalées. Je ne sais pas répondre naturellement.

Au fil de vos pages, on voit un dessin en forme d’illusion d’optique, ces deux visages qui forment un vase ; ou bien le ruban de Moëbius : la réalité monotone et univoque vous ennuie.

Je dois venir d’une autre planète parce que ce mode de fonctionnement me paraît normal ! J’adore être attentif, je marche beaucoup. Je rentre dans un commerce où je n’ai jamais mis les pieds, une boulangerie, je provoque une rencontre avec les gens, quelque chose qui, pour la plupart, sort du naturel. Je peux participer à une discussion sur le temps qu’il fait, mais, à un moment, je vais provoquer quelque chose qui va entraîner un autre regard chez mon interlocuteur. Ce sont les gens qui m’accompagnent qui le remarquent.

J’avais essayé de raconter ça dans un album qui s’appelle Le commun des mortels. Il paraît que l’on revoit sa vie au moment où l’on s’en va. Je me dis que ces moments vont faire des flashes chez les gens que j’ai rencontrés. Ils vont me revoir.

Kokor accompagne souvent son propos de quelques infimes hésitations habitées d’une esquisse de rire en forme à la fois d’excuse et de connivence : c’est comme ça que je suis !

Dans Simon et Lucie, le psy dit au premier : «  Vous ne vous souvenez pas des fins parce que vous ne voulez pas que ça finisse. »

C’est dans le texte de Diastème.

Mais vous avez choisi de le reprendre. Dans L’ours est un écrivain comme les autres, Coyote va être écrasé par son propre stratagème, cette pierre censée écraser Bip Bip, et il recommencera indéfiniment. C’est l’histoire de Sisyphe !

Oui oui oui…je suis le Coyote alors. Je renais, je suis aplati mais j’en ressors. Je suis un toon ? Dans ce cas c’est naturel chez moi.  C’est pourquoi mon parcours scolaire a été dramatique ! J’ai quitté le système scolaire très jeune et les rencontres avec des gens qui me parlaient de leurs lectures m’ont fait réaliser qu’il me manquait plein de choses.

Vous écrivez : « Penché des jours et des jours sur une machine à écrire pour recréer la vie telle qu’on la connaît, telle qu’elle pourrait être. » C’est encore Sisyphe.

Oui, ben oui, oui oui ! Je ne sais même plus si c’est dans le roman de William Kotzwinkle ou si c’est moi. Des lecteurs ne comprenaient pas qu’un ours se mette à parler. Je leur disais : «  Vous n’avez jamais lu Mickey ? » Comment j’arrive à ce travail sur le roman de Kotzwinkle ? Je suis désespéré, ça ne va pas du tout. Par chance, à ce moment-là je ne marche pas au bord des falaises du Havre mais me retrouve dans une librairie. Mon œil est attiré par la couverture d’un roman : une tête d’ours sur un corps humain, un montage photo et le titre : L’ours est un écrivain comme les autres. Le livre n’est pas présenté sur la tranche mais à plat, sur une table de nouveautés, certainement. Je vois la couverture, je prends le livre dans les mains, je lis la quatrième de couverture et je repars avec le livre qui reste quelque temps sur la table, à côté du lit. Quand je l’ouvre, je me rends compte que c’est l’histoire d’un écrivain dépressif. C’est fou ! J’offre le roman à mon éditeur sans penser que je vais l’adapter. Nous nous faisons des petits cadeaux, un CD, un livre… Nous nous racontons des scènes du roman par téléphone, je pense à une adaptation au cinéma. Michel Gondry et son univers décalé… Et mon éditeur me propose de l’adapter en BD. Ça s’est fait facilement, naturellement.

Pour Simon & Lucie, ce sont des textes de théâtre, des dialogues ou des monologues. J’ai rencontré l’acteur qui a joué Simon pendant des années, au moins quinze ans. Lors d’une dédicace, Diastème vient avec des amis parmi lesquels Frédéric Andrau. Nous repartons ensemble et marchons dans Paris : j’avais l’impression de marcher avec Simon. Lorsque Diastème a lu l’album, il m’a envoyé en retour un message…je crois que j’en avais les larmes aux yeux. Ce qui se reproduit au moment où Alain Kokor évoque cette « reconnaissance ». «  Je me perds facilement » avoue-t-il,  pris dans une réponse qui nous fait oublier la question. «  Ne demande ton chemin à personne, tu risquerais de ne plus pouvoir te perdre » affirme Nahman de Brastlav. Alain Kokor se perd pour créer son chemin et ses albums.