Fictions, histoire(s), mythologie  réalité(s) ?

Fictions, histoire(s), mythologie  réalité(s) ?

27 février 2025 0 Par Paul Rassat

Lionel Naccache écrit dans Perdons-nous connaissance ? De la mythologie à la neurologie :  Ce qui nous différencie des patients neurologiques réside « plutôt dans la capacité à incorporer les autres données du monde réel et à les utiliser pour corriger sans cesse ces scénarios mentaux. Là où les malades neurologiques échouent, pour diverses raisons, à utiliser ces informations supplémentaires pour réviser leurs constructions conscientes, nous parvenons quant à nous sans peine à mettre au jour nos fictions, afin qu’elles épousent au mieux les contours du réel. C’est pour cette raison qu’il nous est plus difficile de réaliser le caractère fictionnel de ces constructions conscientes. » ( Le tableau est de Nicol Rodriguez).

La fiction devenue réalité

Simplifions en disant que nous finissons par prendre les fictions que nous inventons pour la réalité. Nos croyances religieuses, sociales et interpersonnelles nous font ressembler bien souvent aux patients qui ne tiennent pas compte de « pans entiers de la réalité. » En fin de compte, plus nos fictions remplacent la réalité, plus nous nous y cramponnons. Il est difficile d’abandonner ce que l’on a construit.

«  Les malades neuropsychologiques nous ont aidés  à mettre au jour une dimension de notre condition humaine, celle qui fait de nous des êtres qui ont recours à la fiction, à l’interprétation et à la croyance de manière irrépressible. »

Connaissance et savoir

Lionel Naccache enchaîne en soulignant la contradiction évidente que traduit l’adjectif incroyable. S’il se produit une chose incroyable, quel besoin avons-nous de croire  en sa réalisation ? Pourquoi devons-nous croire et donner du sens à notre vie ? Nous sommes des êtres de fiction.  Nous fabriquons  en permanence des récits qui incorporent toute nouvelle connaissance. Peut-être est-ce là la différence entre le savoir et la connaissance avec laquelle nous co-naissons.

Histoire(s)

Étymologiquement l’histoire est un travail de recherche, d’information et le résultat de cette recherche, nous apprend Odon Vallet L’histoire nécessite un témoin qui a vu car l’origine du mot remonte au verbe voir et à la racine weid qui a donné idole, envie, évidence, providence, envie, prudence, imprévu… L’avatar le plus récent en serait l’interview. «  Incroyable », comme le soulignerait Lionel Naccache, si l’histoire au singulier est un témoignage, il ne faut pas raconter d’histoires, ni en faire. Une vie sans histoire serait même un modèle. Le verbe historier signifie raconter en enjolivant, décorer.

Mythologie

Les anciens  recoururent à la mythologie afin de raconter le monde incompréhensible dans lequel ils vivaient. Ils avaient besoin de se rassurer. Après avoir éprouvé toutes les aventures possibles de son époque, Ulysse rentre à Ithaque, il retrouve Pénélope. Ces anciens, cependant, ne plaçaient aucune barrière entre leur vie composée de faits et celle des dieux de la mythologie. Ils ne s’exclamaient pas comme nous le faisons aujourd’hui : «  C’est mythique ! » Il semblerait que, plus la science progresse et nous explique le monde de manière rationnelle, plus nous avons besoin d’histoires. Incroyable, non ?

Feindre ?

Référons-nous à l’article  Feindre, figurer écrit par Andrea Marcolongo dans Étymologies pour survivre au chaos. « Mentir ? Simuler ? Tromper ? Pas du tout : fingere, « feindre », signifie modeler la réalité qui nous entoure grâce à la pensée . La langue française a réduit la portée de ce verbe au fait de mentir. Le français n’est-il pas faussement rationnel ? Réducteur ?

Réalité(s) ?

Des conversations entre Albert Einstein et Niels Bohr, il résulte, au risque de caricaturer des pensées complexes, deux approches de la notion de réalité. Einstein pensait que la réalité résidait dans les éléments qui la composent et qu’elle nous était donc inaccessible. Bohr affirmait que notre perception de la réalité dépend des outils que nous utilisons pour la capter. Une fois de plus, demandons-nous ce que signifie « Regarder la réalité en face ». Laquelle ? Avec quels outils ? Les tiens ou les miens ? Que ce soit suivant Einstein ou Bohr, notre approche de la réalité nécessite que nous en fassions soit une histoire, soit des histoires. Le tout est d’en être conscients et de trouver la meilleure histoire / fiction/mythologie qui rassemble équitablement l’ensemble des êtres vivants. C’est la démocratie ?

Quelques emprunts à Nancy Huston

« Tous, nous échafaudons des romans pour raconter notre séjour sur terre. Mieux : nous sommes ces romans ! Moi, je est ma façon de (con)cevoir l’ensemble de mes expériences. »

« La conscience n’est rien d’autre que le penchant prononcé de notre cerveau en faveur de ce qui est stable, continu, raisonnable et racontable. »

« Où est le réel humain ? Dans les fictions qui le construisent. »

« Les gens qui se croient dans le réel sont les plus ignorants, et cette ignorance est potentiellement meurtrière. »

« C’est parce que la réalité humaine est gorgée de fictions involontaires ou pauvres qu’il importe d’inventer des fictions volontaires et riches. »

Jacques A. Bertrand

J. A. Bertrand écrivait : « Des gens consacrent leur vie à tenter de réduire la part des mystères. C’est bien. Ils réussissent d’un côté. D’un autre, ils mettent au jour de nouveaux mystères. C’est aussi bien. Quoi de plus désespérant, tout compte fait, que les certitudes ? Et quoi de moins prouvé ? En dehors de celle de notre naissance et de celle de notre mort ? L’Incertitude, c’est la Tolérance, et sans doute aussi la part du Rêve. « L’Homme descend du songe », assurait Antoine Blondin.

Platitudes et certitudes

Si les montagnes continuent de s’effondrer à cause du réchauffement climatique, un jour la Terre sera plate. Le modèle qui prévaudra alors sera celui de la sole, de la limande pour les budgets les plus modestes ou pendant les soldes.

   Nous deviendrons des passe-plats pourvus de deux yeux à l’avant afin de voir la réalité en face et, en tournant sur nous-mêmes, nous aurons une vision du monde à 360°.

  Nous nous grandirons en basculant la tête vers le haut ; vers le bas nous verrons le sol tout plat. Meunière de préférence, avec du persil plat pour le goût parce que le frisé n’excelle que dans la déco.

Les platitudes seront de circonstance, découvrant à l’infini un horizon d’évidences vides de sens bâties sur de fausses perspectives.

Rose à l’arête, la sole.

De l’intérêt du paradoxe

«  Vous croyez deux choses qui sont en opposition. Séparez « ce que vous croyez de ce que vous savez… » examinant chacune à la lumière contraire de l’autre jusqu’à ce que la vérité, ou ce qui en tient lieu au plus près, finisse par apparaître. » Jordan Ellenberg in L’art de ne pas dire n’importe quoi.

Conclusion

Recours une fois de plus à Jean-François Billeter, cette fois-ci à son Héraclite, le sujet : « Pour les esprits éveillés, il y a une réalité…une et commune. Les dormeurs, eux, se détournent chacun vers son propre monde….Le paradoxe est que les inconscients vivent chacun dans son monde alors qu’ils ont en commun une même capacité, celle de produire en eux des mondes. Cette capacité, Héraclite l’appelle aussi le logos : «  Nous devrions nous tenir à ce qui nous est commun mais, bien que nous ayons tous le même logos, la plupart vivent comme s’ils avaient un entendement à part. » Précisons que ce logos n’est pas celui des chiffres qui forment une grande partie de la mythologie contemporaine. Et rejoignons L’homme imaginant d’Henri Laborit. « . Nous avons répété fréquemment…que ce qui la caractérisait essentiellement, cette espèce (humaine), c’était le fait de posséder dans son cortex des zones associatives particulièrement développées, sur le fonctionnement desquelles repose l’imagination créatrice. »