Quelque chose de la considération
7 février 2025« Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » c’est la question que pose Leibniz. Et s’ensuivent toutes sortes de développements philosophiques. Il serait même possible de remonter jusqu’à Aristote et au principe de non contradiction qui fonde la philosophie. Peut-il y avoir ensemble quelque chose et rien ? ( Le tableau ci-dessus se nomme » Recueillir la pensée sauvage aux premières lueurs de l’aube »).
Ce quelque chose serait-il le monde ? Ainsi que moi qui pose la question parce que si je n’existais pas je ne pourrais pas la poser. Suis-je ce quelque chose qui existe , sans lequel le quelque chose du monde serait rien ? « Serait rien » est différent de « ne serait rien ». Le premier rien est une présence, le second un vide, une négation.
Allons plus loin dans le rien. Pourrait-il y avoir quelque chose sans rien ? Inversons la question : « Peut-il y avoir rien sans quelque chose ? » Il apparaît que « quelque chose » et « rien » sont indissociablement liés.
Le seuil
Le travail de Renaud Jacquier Stajnowicz est une recherche de ce qui lie quelque chose et rien. Il est impossible que son grand père mort dans la plus extrême inhumanité à Auschwitz soit devenu rien. Alors, il en fait quelque chose. Ses tableaux montrant la porte, le seuil, le passage d’un état à un autre. La conscience. Le peintre parle volontiers de triangle. Renaud-Jacquier-Stajnowicz en constitue un. Mettre de l’or à la jointure des battants de la porte, c’est sans doute, pour lui ,montrer la conscience, porter, témoigner, demander. Lier l’absence et la présence.
Les mémoires de la Shoah

Louis Chedid chante : « Anne, ma sœur Anne J’aurais tant voulu te dire, p’tite fille martyre « Anne, ma sœur Anne Tu peux dormir tranquille, elle reviendra plus La vermine ! » Mais beaucoup d’indifférence, de patience malvenue Pour ces anciens damnés, au goût de déjà-vu, Beaucoup trop d’indulgence, trop de bonnes manières Pour cette nazi-nostalgie qui ressort de sa tanière, comme hier !… » Dans son album, Les mémoires de la Shoah, Annick Cojean rappelle cette phrase d’Einstein : « Le monde est trop dangereux à vivre, pas à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ! »
Retisser
La mort, en soi, est ridicule. C’est-à-dire qu’elle ne fait pas sens. Il faut du temps pour retisser les liens avec un proche disparu. Annick Cojean appuie son travail sur des témoignages de déportés, de personnes proches. Il en ressort qu’aucune stratégie de survie ne valait dans les camps de concentration. L’ « organisation » nazie n’était qu’arbitraire absolu pour des gens déshumanisés. Comment retisser quoi que ce soit ? La déchirure se transmet, souvent dans le silence, à l’entourage et même aux générations qui suivent. Un vide, une absence. Peut-être le seuil que peint Renaud Jacquier Stajnowicz dans ses toiles permet-il une rencontre, un renouement.


Éthique de la considération
Voici quelques lignes de Corine Pelluchon, Éthique de la considération. « Considérer (considerare) vient de cum (avec) sideris, le génitif de sidus, qui désigne non une étoile isolée, un astre (stella, astrum), mais une constellation d’étoiles. La considération est le fait de regarder quelque chose ou quelqu’un avec la même attention que s’il s’agissait d’examiner la position et la hauteur des astres. Dans la langue ordinaire, ce mot est utilisé dans les formules de politesse et témoigne de l’estime que l’on porte à une personne « de grande considération ». Le préfixe cum suggère un effort d’attention sans lequel on est dans la sidération, frappé de stupeur et ne discernant plus rien, mais subissant l’influence négative des choses. Il souligne aussi le lien entre le rapport à soi et la connaissance de ce qui est au-dessus de soi et autour de soi. Parler de considération signifie que notre rapport aux autres et au monde dépend de notre rapport à nous-mêmes.»

L’œuvre de Renaud Jacquier Stajnowicz relève de cette éthique de la considération, comme le travail d’Annick Cojean.