La cohérence n’est pas l’uniformité
10 mai 2025La cohérence n’est pas l’uniformité. Elle nécessite l’incohérence. La première vient du verbe latin cohaereo qui signifie « être attaché, lié ensemble, et par voie de conséquence « avoir de la cohésion ». De ce mot, Alain Rey écrit : « Cohaesio …est formé de cum, avec, et « harerere », auquel nous devons aussi adhérer et adhésion. C’est toujours l’idée d’attachement, de fixation, opposée à celle de rupture, de division. » Alain Rey souligne que cet attachement peut devenir un arrêt, donner quelque chose qui est coincé, n’avance pas. L’hésitation en est l’expression.
Cohérence et cohésion
La cohérence s’est « spécialisée en science…puis au caractère logique, équilibré d’un raisonnement, d’une pensée ou d’un projet. » L’incohérence apparaît comme négative. La cohésion concerne les groupes humains. Mais à chercher la cohérence et la cohésion pour les mettre au service d’un projet plaqué sur la réalité, on fige celle-ci, on l’immobilise pour la faire entrer dans notre vision du monde. Nous rejoignons ici la discussion issue de la pensée de Lévi-Strauss : privilégier la pensée de l’ingénieur qui fait entrer les données à traiter dans une solution préfabriquée ou bien celle du bricoleur qui traite le problème avec ce qu’il découvre sur place ? La meilleure solution se trouve vraisemblablement entre les deux. Elle est un compromis ingénieux parce qu’il crée à partir de l’expérience.
Le Tao
Dans son Contre François Julien Jean-François Billeter, spécialiste de Tchouang-tseu cite un dialogue de celui-ci imaginé entre un prince et un cuisinier. Ce dernier : « Ce n’est pas la technique qui intéresse votre serviteur, mais quelque chose de plus profond : le Tao. » Mot que Billeter traduit par le fonctionnement des choses. Tchouang-tseu fait dire à Confucius : « Le Tao doit avoir un but précis, sinon il se divise, il se brouille… » Billeter traduit ici le mot Tao par l’action.
La réalité est traduction
Billeter enchaîne : « …le traducteur a toujours plusieurs possibilités…On ne rendra pas par le même mot chinois, par exemple, la grâce, que l’on accorde à un condamné ou la grâce naturelle d’une femme, sans parler des détails dont on fait grâce à quelqu’un, d’un achat fait grâce à un prêt bancaire, ou d’un état de grâce qui ne dure pas. La polysémie est la règle et non l’exception, dans quelque langue que ce soit. Un mot n’a de sens que dans une phrase, et ce sens se détermine négativement, par élimination des significations qu’il ne peut pas avoir dans le contexte donné. » La cohérence, le sens, ne sont pas donnés a priori, ils viennent des frottements entre les mots, entre eux et la syntaxe.
L’incohérence
La physique quantique explique que l’incohérence est inévitable. Elle vient de ce qu’une onde à la trajectoire prévisible ( monotone ?) heurtant un écran de contrôle ou tout autre « obstacle » provoque la contraction de ses particules et les force à choisir, parmi toutes les possibilités de réaction celle qui est la plus adaptée. En fin de compte, toute rencontre ne serait-elle pas une forme d’incohérence ?

Prenons le cas d’un entretien ( ce que l’on appelle interview ). Si l’un arrive avec ses questions déjà écrites et l’autre répond ce qui a déjà répondu à l’interview précédente parce qu’on lui pose à peu près toujours les mêmes questions, y a-t-il rencontre ? — « Johnny, est-il important de faire de la scène pour vous ? » — « Ben non, la scène, j’en n’ai rien à battre… » La rencontre, comme le dit Zeldin de la conversation « ne se contente pas de battre les cartes : elle en crée de nouvelles…De la rencontre de deux esprits naît une étincelle… »
Et de cette étincelle naît une nouvelle cohérence qui ne soit pas uniformité mais mouvement.
Les Incohérents
Parmi les tendances artistiques, il y eut les Incohérents. Ils comptèrent parmi eux Toulouse-Lautrec, Alphonse Allais, Charles Cros, Émile Cohl. De Jarry jusqu’aux Shadoks, en passant par Beckett ou Ionesco l’incohérence fait sens. Alors que les » brain storming » retiennent la cohérence, ce qui se resserre et se ressemble, ce sont les « signaux faibles » auxquels il faudrait porter la plus grande attention. ( L’exposition Paris-Bruxelles 1880-1914 Les Effervescences artistiques ( Palais Lumière Évian) aborde ce thème des artistes Incohérents.