Daniel Arasse : voir en peinture

 Daniel Arasse : voir en peinture

16 juillet 2025 0 Par Paul Rassat

4° épisode sur la notion de centre. Il est temps de se tourner vers Daniel Arasse et son livre Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. On y lit : « Du Fresnoy avait écrit : « J’entre en matière et je trouve d’abord une toile nue (pour ainsi dire) de notre tableau ». Une machine est un juste assemblage de plusieurs pièces pour produire un même effet. Et la disposition dans un tableau n’est autre chose qu’un assemblage de plusieurs parties dont on doit prévoir l’accord et la justesse pour produire un bel effet… » Daniel Arasse souligne la différence entre la mécanique du tableau, « proprement matériel », et la machine, « l’opération intellectuelle par laquelle le peintre conçoit la disposition, c’est-à-dire l’arrangement des pièces du tableau. ».

Le détail

« Les forces en présence font ce qu’elles ont à faire », pour reprendre Albert Jacquard. Dans le tableau, le détail concourt à l’ensemble. Le tableau ne comporte aucun centre, c’est l’ensemble qui tient par les détails et les détails qui tiennent par l’ensemble. Vu de près, le détail permet de voir la « machinerie ». Ceci n’est pas sans rappeler l’analyse d’un texte, en particulier d’un poème. Vous aurez beau en relever touts les aspects techniques, si le texte est réussi, une part d’harmonie, de musique, de mystère échappe au criblage. C’est « Le signe que vous pouvez signer. » comme l’écrit Prévert à la fin de Pour faire le portrait d’un oiseau.

Un « tout ensemble »

Pour qu’une œuvre chante il est indispensable qu’elle forme un « tout ensemble ». On peut alors se demander à partir de quel centre est construit ce « tout ensemble » ou bien s’il tient de lui-même, nous renvoyant aux études de Jean-François Billeter sur Tchouang-tseu résumées de façon presque caricaturale ainsi : bien connaître le fonctionnement de son corps, lui associer l’esprit pour répondre à une nécessité intérieure et créer notre liberté. Plutôt qu’un centre, une nécessité intérieure qui nous évite le décentrement sur lequel repose nos sociétés consuméristes. Elles détournent, manipulent nos véritables nécessités afin de les transformer en désir de consommation tarifée.

Moi comme centre

Elles nous font prendre la périphérie pour le centre en nous faisant croire que la seule satisfaction de nos désirs nous élève au rang de centre du monde « Parce que je le vaux bien. » Homophonie saisissante qui nous renvoie à la sentence proférée par de Gaulle : « Les Français sont des veaux. » Nous fonctionnons à la mangeoire des centres commerciaux devenus le centre du monde. Centres devenus tellement efficaces dans la manipulation qu’ils vont jusqu’à vous livrer à domicile.

Le centre et la périphérie

Pendant ce temps la périphérie des villes s’est transformée en quartiers qui s’opposent, ou que l’on oppose, aux centres. Les quartiers ont perdu de leur noblesse ! Le centre craint d’être envahi, comme beaucoup de pays, par la périphérie peuplée d’immigrés et de migrants potentiels.

L’imagination au centre      

D’où viennent-ils ? De ces lointaines contrées défavorisées bien réelles ou qui peuplent notre imagination. Un livre de Riccardo Ciavolella intitulé Pétaouchnok(s) est présenté ainsi : « Dans une époque où la planète et l’imaginaire semblent verrouillés et exploités jusqu’à leurs frontières ultimes, peut-on encore trouver un ailleurs dans ce monde ? » Et de citer Tataouine, à laquelle ajouter anus mundi, au diable Vauvert, le bled, dache, perpette-les-Oies, Trifouillis-les-Oies. Preuve que les oies ne nourrissent pas que sous forme de confit ou de foie gras. Le livre de Ciovalella rejoint celui de Gianni Guadalupi et Alberto Manguel Dictionnaire des lieux imaginaires. Besoin récurrent d’échapper aux centres de rétention quotidienne. À se demander si l’imagination et l’utopie ne seraient pas davantage au centre, s’il existe, qu’à la périphérie, ou mieux, que nous ayons affaire à un « tout ensemble ».

Je suis le centre

Ce texte, vous l’aurez remarqué, n’est pas construit comme une dissertation sur le schéma thèse-antithèse-synthèse mais comme une déambulation à travers un enchaînement de pensées et d’idées. L’anecdote qui suit y trouve naturellement sa place. Miles Davis donnait un concert à New. Une voiture l’y conduisait, ainsi que son impresario. À chaque bloc de la ville, Miles demandait au chauffeur de s’arrêter pour discuter, rencontrer quelqu’un. À son impresario s’inquiétant d’un retard pour le concert, Miles répondit : « Ce n’est pas possible, le concert, c’est moi. »