L’écoute de la musique
16 décembre 2025Suite des entretiens avec Thierry Il est ici question de l’écoute de la musique, de la « grâce » parfois éprouvée.
Celui qui regarde, écoute ou pratique la musique s’en trouve enrichi.
Est-ce que je suis sur la bonne voie. Est-ce que mon écoute analytique ne m’empêche pas de m’abandonner complètement ? Je dirais non. Il m’est arrivé plusieurs fois d’être dans la transcendance. Le temps ne s’écoule plus ! Tout est parfait. Je me souviens d’une représentation à l’opéra de Lyon des Fiançailles de Prokofiev. C’est une comédie élisabéthaine avec le jeune couple d’amoureux, le barbon…classique…À un moment donné le vieux séducteur prend conscience sur scène que la vie est finie. Il s’affaisse un peu. Le jeune couple follement amoureux se regarde avec passion. Il y a le bourgeois qui se réjouit à la pensée qu’il va se marier avec le tendron…Différents âges, différentes personnalités et perspectives. On n’entend que des pizzicati très doux et le temps ne s’écoule plus. Un moment pur et parfait. Et m…, il est passé. Mais je l’ai senti.
Est-ce qu’on ne cherche pas en permanence ces moments d’allègement de soi-même ? Comment les définir ?
C’est le plein accomplissement de la conscience d’être au monde. Ou d’accéder à un autre monde. Comparaison n’est pas raison ; je fais du théâtre amateur. Il m’est arrivé…je sais le texte parfaitement, la mise en scène a été répétée, je joue et je me vois jouer. Je suis spectateur de mon jeu. Ça fonctionne parfaitement comme si quelque chose se dédoublait en ne faisant qu’un. Quel bonheur ! On a l’impression d’être tout puissant. Tout est maîtrisé et parfait. On se fait plaisir et on fait plaisir aux autres.
Jean Dasté appelait cet instant inespéré au théâtre « la fleur ». Tout s’y rejoint, le texte, les acteurs, le public dans une élévation commune.
Pendant un concert, si ce moment se produit, les gens ne toussent pas ! Ils sont suspendus. Et parfois, à la fin d’un concert le silence revient et on est encore dans cette magie. J’ai entendu Cilibidache deux fois en concert. Dans le deuxième notamment, il jouait les Tableaux d’une exposition de Moussorgski. Je n’ai jamais entendu d’écarts dynamiques aussi importants qu’avec lui. Ses pianissimi étaient imperceptibles. Il prenait tellement pianissimo le début de la Rhapsodie espagnole de Ravel qu’on percevait la musique plus qu’on ne l’entendait. Ses fortissimi ? J’ai cru que la baraque allait s’écrouler !
Habituellement à la fin des Tableaux les gens se lèvent, crient leur enthousiasme. Là, il ne s’est rien passé, pendant dix secondes de bonheur ! L’impression que nous revenions peu à peu au monde.
Il arrive parfois qu’on entende la musique avec tout son corps.
Il y a plus de chances que ça se produise au concert. Un excellent enregistrement, un excellent matériel de restitution acoustique donnent du « mentir vrai ». Tu t’imagines avec les musiciens là où ils ont enregistré, au moment où . Ce n’est pas la réalité, ça s’en rapproche, mais la dynamique d’un disque n’atteindra jamais celle d’un concert.
Comme au théâtre il faut un moment pour oublier le quotidien et plonger dans le jeu. Chez soi il y a toujours des perturbations possibles.
Oui et non. Au concert, tu as le voisin qui regarde son programme. Certains étudiants suivent en lisant sur la partition. Il y a aussi les petites lumières des téléphones. Les musiciens n’étant pas infaillibles, il peut y avoir des fausses notes. À Sainte Bernadette Temirkanov a dirigé le prélude de Lohengrin. C’est l’Esprit Saint qui descend sur la communauté. Cette musique, c’est l’infini, c’est ténu, pénétré de spiritualité. Je me disais : « Pourvu qu’il n’y ait pas une mobylette qui passe dans la rue ! » L’acoustique de l’église est excellente mais on entend les bruits de la circulation.
Mais voir la nuit tomber par les vitraux d’une église pendant un concert, entendre le chant d’un oiseau ajoute à l’harmonie du concert.
Je repense à un concert à l’ Alhambra de Grenade dirigé par François-Xavier Roth à la tête de la formation Les Siècles. Souvent des oiseaux s’y invitent. C’est une irruption de la nature, du monde, de Dieu, je ne sais pas. Tout le monde a été enchanté par cette pureté naïve.
J’évoquais les moments de grâce. L’un d’eux s’est produit en écoutant le Requiem de Fauré donné pendant Annecy Classique Festival sous la direction de Mathieu Romano. J’apprécie tout particulièrement Les Siècles comme orchestre ; c’était tellement bien joué, bien chanté. Les Siècles jouent tout avec l’instrumentarium de l’époque où ça a été créé. Il y a au moins deux versions du Requiem de Fauré. La définitive pour grand orchestre et une autre pour plus petit orchestre, avec, dans le Sanctus de la première version un violon solo. C’était magique ce soir-là ! Le temps que je m’en rende compte, je n’étais plus dans la transcendance.
Les autres partageaient ce moment de grâce ?
L’écoute est collective mais la réception est personnelle. Tout se passe sur le fil du rasoir. Il y a un monde fou. Plein de gens venus comme moi écouter religieusement, d’autres parce que c’est un loisir social, un marqueur de classe. Il y a une tension on est à l’affût ; pourvu que personne ne se mette à tousser, à ronfler, qu’un téléphone sonne. Et l’impression que des gens qui n’ont rien à voir les uns avec les autres produisent une respiration qui devient collective à un moment.
