De l’importance du tabouret en musique
28 décembre 2025Suite des entretiens avec Thierry Saint-Solieu sur la musique enregistrée et le concert.
Le fil du rasoir se situe entre ce qui se produit sur la scène et les éventuelles perturbations qui finalement ne se produisent pas du côté du public.
C’est le lot de tous les concerts. De toutes les interprétations. L’enregistrement est à l’abri de ces aléas, mais il demeure figé. Certains pianistes s’accommodent de tous les pianos et disent : « Le plus important, c’est le tabouret. » Ce n’est pas vraiment une boutade parce qu’il détermine la position du corps et le jeu. Gould jouait sur une chaise percée parce que quelqu’un avait marché dessus pendant qu’on la chargeait dans un avion. Richter jouait sur des pianos de la marque Octobre rouge. Des casseroles soviétiques. Il faisait avec.
Il y a donc toujours une part de bricolage ?
Au disque non, si on s’en donne les moyens, avec des artistes à l’aise dans le studio – certains sont complètement réfractaires-. Certains trichent en amenant des amis.
Donc cette histoire de tirer de l’énergie du public est vraie ?
Oui, parce que c’est une énergie qui circule. Ma modeste expérience d’acteur de théâtre en témoigne. Tu sens que l’assistance est attentive, ou qu’elle est un bloc de marbre . Tu as ceux qui rient à l’endroit où d’habitude personne ne rit, ceux qui rient tout le temps… Surtout, tu sens quand le public est là. « Ils ont envie de me voir jouer ? » Alors tu décolles.
Est-ce que la technique progresse encore dans le domaine de l’enregistrement et de la restitution ?
On n’a jamais eu à portée de bourse moyenne une aussi grande qualité technique dans l’histoire de l’enregistrement. On arrive à un pic de restitution ; c’est moins sûr pour la captation. Je pense aux disques Mercury, par exemple. L’esthétique du son était en phase parfaite avec celle des interprètes qu’ils enregistraient et celle de la prise de son. Pour l’enregistrement en mono il n’y avait qu’un micro. En stéréo soit deux, soit trois micros. C’était tout. Avec un petit micro d’appoint pour équilibrer. À l’inverse certains avaient une forêt de micros. On va peut-être vers une uniformisation, avec moins de caractère mais une transparence très impressionnante. Et puis, en cinquante ans le prix d’une chaîne stéréo de très bonne qualité a été divisé par dix alors que la qualité a énormément progressé.
Est-ce que cette évolution technique rend les auditeurs plus exigeants ?
Pas forcément. La musique est partout, la musique d’ameublement, comme dirait Erik Satie. Elle est partout, tout le temps. Est-ce qu’on écoute mieux ? La démocratisation est aussi la banalisation, malheureusement. Ne nous trompons pas sur le sens de cette remarque !
Aux 19° et 20° siècles, certains chefs d’orchestre étaient des tyrans absolus. Quand on voit les résultats sur les disques, on se dit : « Ah oui, quand même ! » Ils ont porté l’exécution à un tel niveau ! Ça n’aurait plus de sens aujourd’hui. L’orchestre se lèverait et partirait. Tant mieux ! Aujourd’hui un chef est « primus inter pares ». Il connaît son métier mais l’approche est collective. Karajan devant le Philarmonique de Berlin : « Trompette ! Reprenez ! » Lorsque Claudio Abbado lui a succédé, il a dit aux musiciens : « Appelez-moi Claudio. » Il y avait un changement d’air, comme en politique.
Pour les existentialistes, il faut faire le bien même si Dieu n’existe pas. Il faut être un bon musicien même si le chef n’est pas un tyran.
Les musiciens du Berliner disent : « Il nous arrive de jouer avec des mauvais chefs. Ces soirs-là, on est encore meilleurs. Nous prouvons au public que nous pouvons très bien nous passer de chef. »
C’est le cas ?
Je serais tenté de dire non ; mais certains ont essayé. Il y a eu beaucoup de tentatives. Il a existé un ensemble qui s’appelait Les Dissonances. Une vidéo le prouve, ils ont joué Le Sacre du Printemps sans chef. C’est une œuvre effroyable, avec des changements de mesure tout le temps. Avec un chef, c’est déjà une épreuve ; alors sans chef… J’ai même vu Le Boléro sans chef. Il donne le départ, et puis il s’en va. Dans certains milieux acoustiques, en revanche, il faut vraiment quelqu’un qui dirige parce que les musiciens ne s’entendent pas. Le chef est là dans le meilleur des cas pour donner une vision. L’un deux disait : « Mon rôle ? Je ne dérange pas les musiciens ! » Il est là pour que ça prenne forme. Il envoie un assistant diriger, et lui va dans la salle pour juger l’acoustique. Il revient au pupitre et sait comment faciliter. Il donne aux musiciens les moyens de faire naître la musique.
Est-ce qu’on enregistre encore beaucoup aujourd’hui ?
Beaucoup de choses qui n’avaient pas encore été enregistrées. Il est rare qu’on découvre des chefs-d’œuvre mais l’équivalent d’une immense forêt amazonienne non dévastée est à portée d’un clic. Les major compagnies sont concurrencées par des petits labels très affûtés. On enregistre beaucoup de baroque parce qu’il y a beaucoup à défricher, moins de gens à payer. En général ce ne sont pas des orchestres permanents mais des réunions de musiciens sur un projet ou sur un autre. Ce système ne peut que croître parce qu’il est économiquement intéressant. Plus souple que les grands ensembles qui jouent toujours le même répertoire. Dans le domaine du disque les grosses formations ont créé leur propre label. C’est le cas des Berliner, qui ont aussi un site de streaming auquel on peut s’abonner pour les suivre tout au long de la saison. Les grandes formations ont basculé dans une autre économie. Les beaux disques, ce sont davantage les petits labels.
L’économie a toujours été un facteur déterminant. Dans les années 50, il n’existe pas d’intégrale de la Tétralogie de Wagner. John Culshaw, producteur de Decca décide de l’enregistrer. Il embauche Solti, l’Orchestre Philarmonique de Vienne. Dans leur hôtel il croisent Walter Legge et lui annoncent qu’ils vont enregistrer la Tétralogie. « Vous n’en vendrez pas dix » réplique Legge. Et ça a été un best seller du disque après avoir été une entreprise folle, qui a pris plusieurs années mais est devenue une légende.
C’était un tour de force : une distribution parfaite, mobilisée sur plusieurs années, sans certitude que les gens achèteraient les disques ! C’était très cher. J’ai déjà pris l’exemple des coffrets d’opéras. Ces objets parfois magnifiques étaient très chers eux aussi. La version de Salzbourg de La flûte enchantée comportaient des œuvres de Kokoschka reproduites dans le livret.
Alors que chez Thierry, deux mille œuvres sous forme de CD n’occupent que le bas d’un meuble de salon.
Et il y a aussi les sites de streaming. D’où l’intérêt de bien classer les CD. Par compositeurs d’abord, ou programmes, puis interprètes par catégories d’instruments. À la fin, les labels. Je termine mes rangements par Westminster.
Écouter telle œuvre à tel moment ? C’est l’envie qui décide. J’entends quelque chose à la radio, je prépare une émission pour Radio Semnoz : « Tiens, ça fait longtemps que je n’ai pas écouté ça ! » Ou bien j’ai lu Diapason. Ou bien j’écoute France Mu et « Tiens, j’ai envie de me faire… » Même la pub à la télé peut déclencher l’envie d’écouter telle ou telle musique.
Au fond, tout est prétexte à musique.
