Andrea Camilleri  « L’autre bout du fil »

Andrea Camilleri « L’autre bout du fil »

29 juin 2021 Non Par Paul Rassat

Porter le bon costume

De l’importance de porter le bon costume. « Maintenant, le seul problème qu’il avait devant lui, c’était d’aller se choisir un bon costume. » Peut-être sans se poser trop de questions sur le tissu dont il est constitué. Car nos vies pourraient bien ressembler à une pelote qu’un chat s’amuserait à dévider en jouant. Une enquête consiste alors à recomposer la pelote à partir de tous les fils  qui partent de chaque connaissance de la victime et ne cessent de se croiser au regard de Montalbano et de Camilleri. Le commissaire devient donc couturier travaillant le sur-mesure.

Les coutures entre la vie et la fiction

Dans ce roman paru en France après le décès de son auteur, Montalbano tire le fil de la vie entre son créateur, Andrea Camilleri et lui-même…qui n’est que la création de Camilleri. Il est précisé, en fin de livre « Comme d’habitude, les personnages et les situations de ce roman n’ont aucun rapport avec des faits réels et des personnes réellement existantes. » Or un docteur Camilleri est brièvement évoqué en cours de récit.

« La pensée abhorre le justaucorps »

C’est ce qu’écrit Umberto Eco dans La guerre du faux ( in La pensée lombaire). Ce qu’éprouve Montalbano dans un jean trop serré.  « Un vêtement qui comprime les testicules induit à penser de façon différente… » écrit encore Eco qui passe en revue les armures, les vêtements raides des époques rigoristes, les pieds nus des péripatétitiens, la robe des moines.

À chacun son costume

Trouver le bon vêtement permet d’être soi dans ce feuilletage saturé de signes contradictoires ou baigne le commissaire. Le procureur Tommaseo projette ses échecs personnels et ses inhibitions sur les dossiers à traiter. Le questeur et son patronyme à rallonge ont besoin de paraître. Pasquano, le médecin légiste, soigne son sale caractère et son souci d’exister. Catarella échappe au costume d’emprunt. Il incarne la bêtise indispensable s’invitant toujours par effraction dans la mise en scène de la vie. Livia, l’amoureuse, vaut plus par ses absences que par sa présence contraignante qui force les coutures du vêtement plutôt lâche porté par Montalbano. Reste Adelina. Pratiquement invisible, sorte de mère idéalisée, elle communique à distance par les petits plats qui animent la solitude du commissaire. Toujours de nourrissantes surprises pour le corps et l’esprit.

Sur mesure ou prêt-à-porter ?

En matière de vêtement, Montalbano opte pour le prêt-à-porter. Du sur mesure pour le reste. Nous n’avons pas le choix. Nous sommes cousus de fils qui viennent du monde entier, Afghanistan, Tunisie, conflits lointains, portés par les migrants. Nous sommes aussi faits de fils qui viennent du passé, de fils intérieurs. C’est au point de rencontre que se jouent nos vies, sur La forme de l’eau.

Coutures extérieur-intérieur

Les fils de l’enquête renvoient toujours Montalbano à lui-même, à sa vie. Étienne Klein écrit dans D’où viennent les idées (scientifiques) ? « L’idée, en somme, c’est que le cerveau humain donne sa structure et ses propriétés aux créations de l’esprit humain, et formate ainsi notre connaissance théorique. Dans cette perspective, le statut du savoir se retourne, s’inverse : au lieu de nous révéler quelque chose du monde, il nous renseigne sur nous-mêmes. L’invention devient vectrice d’introspection. » C’est ainsi que procède Montalbano. Enquêtant sur une affaire, il enquête aussi sur lui-même et sa relation au monde. Il est en cela humain et proche de nous.

De l’ombre à la lumière

Un précédent roman s’appelait « Une lame de lumière ». Dans celui-ci Montalbano redoute le brouillard. Le véritable enjeu pour voir, pour faire la lumière, est de donner sens à ce que l’on perçoit. D’avoir une révélation. Nous rejoignons ici le thème de la traduction. Serge Quadruppani l’aborde en préface. Traduire ne consiste pas à enfermer mais à ouvrir, à révéler en respectant le feuilletage de sens et de personnages d’origine. Enquête et traduction se rejoignent alors dans la même danse.

Devenu aveugle, Camilleri avait dicté ce roman. D’où cette nécessité de lumière. Celle-ci prend aussi la forme de la reconnaissance et de la transmission. À deux reprises, l’auteur fait allusion au Rocco Schiavone créé par Antonio Manzini.

L’autre bout du fil ? Andrea Camilleri y est désormais. Nous de l’autre côté. Entre les deux, la Grande Enquête!