Approximatif

Approximatif

10 juillet 2025 0 Par Paul Rassat

 L’homme approximatif À peu de chose près

J’avais recueilli deux pages de notes très serrées en vue d’écrire ce texte. Je les ai perdues. Elles ne sont sans doute pas très loin, sous une pile de feuilles gribouillées, ou pire, au milieu. Peut-être dans le mauvais tiroir. Je les avais très soigneusement rangées. Je ne sais plus où. C’est le problème quand on range, précisément. On peut passer juste à côté. Mais c’est à côté. Alors que si on ne range pas, il est impossible de passer à côté. Logique, non ?

 Cette histoire d’homme approximatif me vient peut-être d’un film de Woody Allen « Harry dans tous ses états ». Le titre français ne rend pas bien l’original anglais. « Dans tous ses états », ça fait un peu Louis XIV ou Charles Quint. « Deconstructing Harry » évoque davantage la philosophie moderne. D’ailleurs, en relisant le titre anglais, je me rends compte qu’il n’y a pas d’accent dans la langue anglo-saxonne. Comment les pratiquants de cet idiome font-ils pour signifier qu’ils mettent l’accent sur quelque chose, puisque, justement, ils n’utilisent pas les accents ? Ils peuvent, à la rigueur, mettre les points sur les i, mais ce n’est pas pareil, c’est plus impératif, directif, sommatif. Cet adjectif correspondrait parfaitement. Le nom « sommation » existant bien, lui, j’aurais souhaité que l’adjectif correspondant existât avec le même sens. Ce n’est pas sûr.Tant pis. Je pense qu’un éventuel lecteur en comprendra le sens. Même approximativement. Le héros de Deconstructing Harry devient flou – oui, on le voit flou- mais, de plus, il est brouillé avec tout le monde. Flou et brouillé à la fois, que demander de mieux ? Ceci pourrait conduire certains à cette question fondamentale : « Est-moi qui suis myope, ou est-ce le monde qui est flou ? » J’avoue très modestement que nous dépassons là l’absence d’objectif précis de ce texte et je renonce donc à traiter la question. Chacun y répondra à sa manière en fonction de la qualité du regard qu’il pose sur le monde.

Ma première idée de titre était L’homme approximatif. Une inspiration à la fois lumineuse et floue qui a fait son chemin dans mon esprit jusqu’à devenir une évidence puisque je suis parvenu à la conviction que j’étais – et que je suis toujours – un homme approximatif. Conviction est d’ailleurs un mot un peu trop fort ; impression conviendrait mieux. Je m’habituais donc à ce titre et puis patatras, oui, patatras, avec un s à la fin, me semble-t-il, un simple clic sur internet et une claque pour cette évidence titrale qui reflétait si peu l’approximation de mon projet – ou plutôt, pour être plus précis, de mon absence de projet bien défini. Papatratas donc ! Tristan Tzara avait eu le culot de me voler mon titre 90 ans plus tôt ! Oui ? j’ai vérifié le sens de patatras dans le dictionnaire. C’est bien ce que je voulais exprimer ; étonnant, non ? 90 ans, plus mes 74 années, l’homme approximatif cumule 164 ans. Je me suis dit « C’est trop, tu n’es pas crédible. » et j’ai changé de titre, pour faire aussi plus personnel bien que j’aie du mal à savoir qui je suis. « Connais-toi toi-même ! » Facile à dire ! Des esprits mal tournés pourraient y voir une connotation religieuse et sexuelle à la fois. Dans la Bible, chaque fois qu’il est écrit « Machin connut Machine » ça signifie une relation sexuelle.

 Or donc, pour revenir à nos moutons, l’envie me prit de découvrir à quoi pouvait ressembler l’approximation tzarienne. Mais dans le même temps la prudence, souvent bonne conseillère, fiscale et autre (même littéraire, paraît-il) me chuchotait de suivre mon chemin sans m’inquiéter des sentiers déjà balisés. Je fus tenté d’ignorer Tzara sur lequel j’aurais pourtant pu disserter des heures durant pour mettre en application le contenu du livre de Pierre Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus (à partir de 8,50 euros d’occasion à la Fnac), livre que je possède mais que je n’ai pas lu. Je finis par me décider pour un moyen terme, jeter un très rapide coup d’œil au livre de Tzara. J’en retiens quelques mots que je livre ici

« je pense à la chaleur que tisse la parole

Autour de son noyau le rêve qu’on appelle nous…

La graine et le fruit

La graine et le bruit

Qui en un cri

Crée ou reprend la vie

Pendant que le regard luit…

Je parle de qui parle je suis seul…

Nous nous nouons autour de ce noyau

Rêve et parole qui nous font nous…

Les cloches sonnent sans raison et nous aussi….

À relire ces notes prises sur un bout de papier froissé, je me demande si tout là- dedans est bien de Tzara. J’ai peut-être interféré, mais je ne sais plus où exactement, ce qui tendrait à prouver que je me sens assez bien dans la pensée d’un autre, d’où la difficulté que j’éprouve à être moi-même, difficulté augmentée du fait que je ne sais pas qui je suis. À y bien réfléchir, je me demande si cette prétendue difficulté ne vient pas tout simplement de ce que je me pose la question car je remarque tous les jours des gens qui, manifestement, ne cherchent pas à se connaître eux-mêmes et s’en portent très bien, mieux que moi en tout cas. Le savoir tue le savoir et l’ignorance conforte l’ignorance ? Bizarre.

 Pour moi, les choses avaient mal commencé- ou bien- si je cherche à confirmer ma version de l’approximation. J’ai appris bien après ma naissance – on me l’avait peut-être dit à ce moment-là, mais je n’y ai pas fait attention – que j’étais un enfant de l’amour, pas tout à fait attendu. Ogino, retrait mal maîtrisé, préservatif endommagé ? Je ne sais pas. Me vient certainement de là le souci de la ponctualité, la peur d’être en retard puisque moi-même, je n’étais pas attendu. Je l’avoue, j’aime arriver en avance, pour surprendre, pour voir si je dérange. J’ai besoin de constater que je suis attendu et accepté.

 Mon enfance a été très heureuse. Mes parents qui ne m’attendaient pas ont toujours précédé mes souhaits et mes désirs, ce qui fait que nous avons parfois été en avance, en particulier sur notre temps et de temps à autre sur celui des autres. Certains ajustements ont été nécessaires, provoquant des flottements qui justifieraient l’effet de flou évoqué plus haut.

 Je peux avouer maintenant que je suis myope. Je porte des lunettes.

Si je reviens à mon enfance, elle a effectivement été heureuse. En subsiste cependant un traumatisme qui n’en est peut-être pas un dans la mesure où il n’a peut-être pas existé. Soyons précis, les conséquences du choc existent encore aujourd’hui alors que le choc n’a peut-être pas eu lieu. C’est bien plus difficile à vivre que si j’en avais gardé un souvenir précis.

 Voilà. J’entrais au CP en France alors que mes parents vivaient au loin, dans un pays instable. Pour ma sécurité, on m’avait mis en pension, à la campagne, au milieu des vaches, d’une jument et d’un cochon que je vis zigouiller, événement qui me valut un jour de vacances pendant qu’on transformait la bestiole en charcuteries pour l’année et en repas pour la journée. Ce ne fut pas la pension qui posa problème, mais le fait qu’étant gaucher je me retrouvai à écrire de la main droite. M’y a-t-on forcé ? Aucun souvenir ! J’aurais honte cependant d’apprendre que je me serais conformé de moi-même au comportement majoritaire. Est-ce de là que me vient la manie de prendre le contre-pied dans bien des situations ?

 Si oui, on comprendra à quel point il m’est difficile d’être moi-même.

Je préfèrerais me souvenir de scènes où l’on m’aurait attaché la main gauche pour me forcer à utiliser l’autre. Mais, non, même pas ! Je ne peux m’en prendre à personne. J’en suis devenu un gaucher de plus en plus contrarié et contrariant. Voter à droite m’apparaîtrait comme une trahison. Je pense que les gens qui votent à droite considèrent qu’ils sont à leur place, et que ceux qui votent à gauche cherchent la leur, que cette forme d’instabilité peut conduire à l’amélioration de soi-même et de la société.

 Ce souci de s’améliorer se traduit même dans les moindres détails, ceux de la vie quotidienne. Je suis toujours à la recherche de la trajectoire idéale, pour n’importe quel itinéraire. Piéton, sur le moindre bout de trottoir, je calcule le chemin le plus fluide, le mieux adapté. Le problème est que les autres ne sont pas au courant. Ils passent leur temps à interrompre mes tentatives de progression vers la perfection esthétique. À ceci s’ajoute inévitablement le problème gaucher-droitier. Tentative de passer d’un côté, de l’autre et immobilisation nez à nez, confusion, et sourire d’excuse. Même situation d’embarras lorsqu’il s’agit de faire la bise à quelqu’un. Je comprends mieux l’habitude des gens de l’Est de s’embrasser sur la bouche.

 L’approximation peut prendre la forme de l’improvisation. Vous l’avez compris, je suis un perfectionniste. J’aime préparer, le travail, les voyages, les projets, les recettes de cuisine…et puis décaler, faire autrement, adapter, effectuer des variations sur le thème. Ceci m’a parfois joué des tours en matière de sexualité. Pour en revenir à ce que j’écrivais plus haut de la Bible, c’est peut-être la raison pour laquelle j’ai si peu l’impression de me connaître ; ou alors…ou alors, je me connais tellement bien que j’éprouve le besoin de me chercher ailleurs, autrement, pour avoir l’impression de me redécouvrir. L’attrait de la nouveauté car je me pèserais à moi-même.

 Oui, en matière de sexualité, j’avoue que j’ai énormément tâtonné et que ce mode de fonctionnement n’a pas déplu à certaines. D’autres ont pu considérer que je perdais de vue l’essentiel et m’ont demandé de me recentrer, d’où ma difficulté à envisager un vote politiquement au centre.

 J’aime rêvasser et me sens plutôt à l’aise à côté de mes pompes. Lors d’une visite au musée, à une exposition, il m’arrive d’être plus sensible à un reflet, à un rayon de lumière qu’aux œuvres exposées. Je préfère les questions aux réponses, ce qui n’a pas toujours favorisé ma progression en mathématiques et en philosophie.

 J’avais en tête de continuer en établissant un lien remarquable de pertinence entre la logique d’Aristote et les mathématiques floues, mais cette révélation laisse place dans mon esprit à une image de moi-même en Rantanplan se demandant « Je l’ai déjà vu, mais qui est-ce ? Aristote ? Denis Guedj ? L’auteur plus jeune ? Un trou noir ? De mémoire ?

Floutuat nec mergitur !