Bertrand Guerry  a vu l’ours

Bertrand Guerry a vu l’ours

22 mai 2025 0 Par Paul Rassat

Rencontre avec Bertrand Guerry, l’homme qui a vu l’ours, ou un ours, pour parler de son film Le bonheur est une bête sauvage vu en avant-première aux cinémas Pathé d’Annecy. On a réintroduit le gypaète barbu dans les Alpes. Ce serait à rêver qu’on fasse de même avec les ours.

La conversation avec Bertrand Guerry ne suit pas de chemin préétabli. Pas de questions préparées. Ce serait une offense à ce film savamment libre et poétique. La passion passe de l’écran à l’échange avec la même spontanéité, la même profondeur légère et souriante.

— Après avoir été premier assistant sur des tournages, j’ai décidé de me laisser du temps pour raconter des choses. Cette fonction d’assistant a du mal à se faire oublier, c’est pourquoi je suis passé par l’étape documentariste avant de devenir pleinement réalisateur. Cette étape m’a permis d’aborder des endroits assez invisibles, ce que l’on ne montrait pas parce que ce n’est pas porteur, donc pas intéressant économiquement. Ou bien il s’agissait de gens que l’on avait oubliés. Cela nécessite de poser une caméra très lentement pour essayer de déceler quelque chose qui arrive. Il ne faut pas provoquer les choses mais les attendre.

Comme documentariste, je suis allé chercher des gens un peu empêchés, des autistes…des gens qu’il faut écouter, auxquels il faut laisser un espace de liberté. Cette démarche vient contredire tout ce qui est de l’ordre de l’efficacité. J’ai découvert progressivement la robustesse.

Avec Mes frères j’avais déjà remarqué que la présence des mots est moins importante que celle du corps. Pour Le bonheur est une bête sauvage, l’idée n’était pas de construire une histoire avec plein de rebondissements mais de poser assez longtemps la caméra, comme Jeanne contemple elle aussi le monde. Son monde. J’ai découvert que, finalement il faut prendre le temps de se laisser porter par la contemplation -c’est pourquoi j’ai construit cette semaine de pleine lune, en décalage avec la nuit américaine-. Dans la vraie vie on ne voit pas les étoiles de cette façon, mais dans la tête de Jeanne, c’est ce qui se produit. Elle a besoin d’être bousculée ; mais seule la communauté peut le faire. Notamment Tom. Avec son désir de départ deux deuils ressurgissent. L’un physique, qui fait qu’elle préfère vivre avec le départ de Jurgen davantage que sans Jurgen, ce qui serait pourtant plus simple.

Et puis il y a le deuil symbolique. On vieillit et on se rend compte de tout ce qu’on n’a pas fait, de tout ce qu’on ne peut plus faire. Cette dimension est conçue comme une sous couche qui peut être lue sous la narration.

Il faut vivre pleinement. Cette tarte à la crème, vous la servez philosophiquement, poétiquement, à votre façon très originale.

Oui, mais il est sans doute nécessaire de le répéter car le monde qu’on nous propose est assez noir. Le film montre, de son côté, une communauté bloquée par le deuil, par le déni, comme si tous ceux qui la composent interagissaient. Dès que Tom ouvre la boîte, un quart de tour s’effectue chez tout le monde et donne la trajectoire.

Vous montrez bien cette transformation, comme un observateur attentif et proche des personnages. Le hors-champ dans le tournage des vidéos, le petit mensonge de celle qui prétend être venue à vélo. Plein de petites choses traduisent un décalage qui permet de faire semblant.

Tourner sur une île permettait aussi de créer des territoires sur lesquels les personnages vivent avec des petites choses. Jusqu’à ce qu’on leur propose un départ. Pour où ? Je ne sais pas, mais on a trouvé la route. C’est un questionnement sur le désir d’avancer et les enclumes qui nous en empêchent. C’est ce que montre l’image de la peau de l’ours qui représente cette chape de plomb.

Votre film est très poétique, symbolique, mais il montre très concrètement les choses. Jeanne se promène avec le panneau de Saint-Sauveur : nous sommes nos propres frontières !

Ce sont peut-être des reliquats du travail de Quentin Dupieux ou Wes Anderson. Au cinéma on peut parfois aller au-delà de ce que les gens nous racontent. Cette scène du poteau est une espèce de déracinement. Oui, elle est sa frontière.

C’est un gag dont le sens est très profond.

J’aime bien effleurer, j’aime aussi le sucré / salé dans les histoires. Trop de sérieux met les gens à distance alors que sourire d’une situation peut la rendre assez sérieuse.

C’est tout un feuilletage fait de conte, poésie, burlesque, philosophie. Toutes les couches s’enchevêtrent et ouvrent à plein de références possibles. Jeunet et Caro pour le bistro, par exemple. C’est poétique et drôle à la fois.

Jeunet et Caro, ça me va. Oscar et Victor existent réellement. Le sonotone ? Non, il ne le porte pas dans la vraie vie. Mais c’est une manière à lui de prendre du volume, d’exister.

Prendre du volume pour un chanteur et du son, c’est pas mal.

La surdité m’intéresse parce qu’elle est un handicap invisible qui met les gens à l’écart. Lui a un vrai sonotone, dont je soupçonne qu’il ne fonctionne pas mais qui montre qu’il est là. Victor est un peu décalé. Notre conversation se déroule chez BD Fugue, dans le monde de la BD. On y appuie le trait comme pour Victor dans le film. Ce qui en fait un personnage très sympathique et permet de rythmer l’histoire.

Comme l’ours, que vous n’avez pas pris au hasard.

Je me suis toujours demandé pourquoi l’ours est presque toujours le premier animal qu’on donne à un enfant pour le protéger et qui devient ensuite cette bête sauvage qu’on a peur de rencontrer. Ça fait partie de la réflexion : « Le bonheur n’est pas une bête sauvage ».

Vous n’aimez pas les choses simples, égales.

Non. (réponse immédiate, presque impulsive).

Le bonheur est comme une bête sauvage , il faut l’apprivoiser, jouer avec lui.

Je vis avec mon ours depuis plusieurs années. On sait qu’il n’y en pas à l’île d’Yeu, mais j’avais envie  d’offrir à chacun la possibilité de donner sa vision de l’ours, d’exprimer ce qu’il voit ou ne voit pas. Dans Mes frères, il y a un aveugle…

Vous vous demandez si vous êtes normal.

Je me demande si la normalité consiste à entendre et à voir comme tout le monde. En France, quand on filme une personne handicapée, c’est le sujet du film. J’aime bien(c’est assez anglo-saxon) filmer un aveugle sans que la cécité soit le sujet principal. Sans même le faire exprès, j’inclus ces gens.

On retrouve la notion de feuilletage qui vous permet de contourner les évidences.

La touriste allemande ? Très souvent on associe en France la langue allemande à un conflit. Quand on me demande : « Pourquoi cette touriste allemande ? », je ne sais pas quoi répondre ; mais une touriste allemande qui n’est pas associée aux années sombres me convient parfaitement.

La langue allemande nous mène à tous les types de langage que vous passez en revue : la chanson, la conversation, le décalage de la langue étrangère, le silence, la conversation à distance dans le temps, en absence, en yaourt, en pot-pourri, avec mensonge, en image, avec déguisement…

C’est un film qui communique dans différentes langues. L’île d’Yeu est la ville la plus éloignée du continent après la Corse. Même s’il n’y a pas beaucoup de gens noirs, ou empêchés, je constate qu’il y a une infinité de différences.

Pour la majorité des gens, la différence doit se voir, être évidente. Elle se limite à ça.

C’est pour ça que nous ne sommes pas à Cannes aujourd’hui.

Moi, j’ai refusé l’invitation (rire).

Mon premier film était dans une sélection parallèle ; celui-ci a dû sembler trop éloigné de ce qu’attend l’industrie du cinéma. Les spectateurs ne savent pas ce qu’ils vont voir. On me dit : «  C’est drôle, quand ça commence on a l’impression d’être en colonie de vacances avec des copains qu’on découvre. Progressivement on arrive au 5° et au 6° jour. On est bien, au bon endroit et quand arrive le jour du départ, on n’a pas envie de se séparer.

On peut être un peu perdu dans le temps, mais ce n’est pas grave, avec une petite impression de Un jour sans fin.

J’ai tenu à inscrire un datage mais cette semaine de pleine lune nous invite à la métamorphose. Les dates donnent un rythme : tous les jours Jeanne allait se baigner avec Jurgen, tous les jours Tom oublie son téléphone. Et puis, à la fin, tous ont passé la rivière, on les retrouve de l’autre coté de la rive. L’espace y est très large, ça s’ouvre. Ils changent de continent.

L’entrée dans le film est très forte. On est saisi par les images, par le son, par l’ampleur et la permanence de la nature. En comparaison tout ce qui est humain relève du bricolage, d’où toutes ces interférences dans le langage, dans les relations… On se rate sans arrêt. Quelqu’un parle au moment où l’autre n’écoute pas.

Cette force de la nature est l’écrin qui nous accueille. Le film montre cette envie que l’on s’écoute, de créer des connections. Quand Jeanne traverse le port sous la forme de cet ours qui passe devant un Mammouth (c’est le nom d’un bateau amarré le long du quai), c’est la manifestation d’un truc impossible…comme de retrouver Jeanne, quand ils dansent tous à la fin, au moment où Jurgen l’a quittée. C’est comme une espèce de falshback.

Ce voyage part des idées de Bertrand Guerry, transformées en scénario-roadbook par Sophie Davout, pour aboutir ensuite au montage des images. Les acteurs n’avaient que peu d’informations pendant le tournage.

Les acteurs étaient un peu perdus. Le montage est né assez vite sous forme d’un puzzle qui m’invitait à raccourcir les choses et à privilégier la contemplation. Il en reste un voyage sur les sensations.

Avec le premier plan du film, il y a déjà un moment d’hésitation. Est-ce que c’est la terre, la lune ? On a en tête Éluard : « La terre est bleue comme une orange. » et puis on se rend compte que c’est la lune.

C’est bien la lune, vibrante. J’avais l’intention de nous faire entrer sur une autre planète. Pour l’observer j’ai choisi un objectif spécifique. Les images sont vraiment prises de l’île d’Yeu.

Elles nous saisissent. Comme le son.

Celui-ci a été conçu par une jeune femme russe. Elle s’inspire de l’appel des troupeaux en Laponie. En fait, j’appelle les spectateurs à venir nous rencontrer.

Tout ce feuilletage, les références…ça prend des années ?

Le sujet est en moi depuis longtemps. Et puis Sophie Davout comprend quasiment tout ce qu’elle pense que je veux dire. En simplifiant beaucoup elle traduit et fait exister. J’observe beaucoup le monde et je me pose des questions en parallèle de ce qu’on nous raconte en ce moment. Je crois encore à notre renaissance. J’ai du mal à croire à une finitude, à quelque chose qui devrait s’éteindre.

D’où votre prochain film, Le bal des perdus avec des morts-vivants ?

Avec les fantômes, on sera dans l’acceptation totale de la mort, pour faire comme un jeu de vie. Ce sera un film de mots-vivants, ou de morts et vivants… J’en donne un aperçu dans Le bonheur est une bête sauvage, en particulier dans la scène avec Jurgen dans l’eau. Dans le prochain film on sera vraiment avec eux. C’est aussi une question de point de vue ; on pourra se dire : « C’est moi qui vois ça… » J’invite tout le monde à se perdre un peu entre ce qu’on voit, ce qu’on imagine, ce qu’on regarde, ce qu’on a envie de voir.

Je suis réfractaire à la formule : « Il faut regarder la réalité en face. » Nous ne sommes pas en face mais dans la réalité, ou plutôt dans les réalités.

On veut nous imposer de voir une réalité en face, oui. Dans le prochain film on ne sera pas en face mais dedans, avec ceux qui sont partis ; sont-ils réellement partis ?

Avec votre film j’ai pris pleinement conscience de la portée du message d’un répondeur : « Je suis absent pour le moment… » Notre vie se passe à nous faire entendre de gens qui sont absents, ou qui n’écoutent pas, à trouver des instants de communication véritable.

Oui, je suis absent pour le moment…

Feuilletage, communication nette ou brouillée ; et puis vous jouez de la profondeur de champ. Dans le cimetière et dans le port, ça donne des œuvres d’art.

C’est un vrai choix. Dans le cimetière, Yan cherche un chemin, son chemin. J’en fais une peinture, il rentre dans un tableau. J’avais envie qu’il s’extraie du réel pour reconstruire autre chose. Je l’ai fait partir et j’ai gardé mon point. On retrouve à peu près la même chose sur le port. Pour cet effet, j’ai utilisé un objectif anamorphique qui permet un focus pas complètement net.

Ce jeu entre le net et le flou parcourt tout le film.

Contrairement à la tendance actuelle qui ne met pas l’objectif vraiment au service de l’histoire qu’on raconte.

La conversation aborde le choix des scènes, le montage, ce qu’il faut garder, où le placer, en jouer…

Lorsque Jeanne rejoint Jurgen sous l’eau, on ne sait pas trop ce qu’elle va faire. J’ai déplacée la scène par rapport à une logique évidente, parce que les gens ont besoin de l’attendre. C’est moi qui ai filmé sous l’eau alors que je n’avais jamais plongé. Je tenais à tourner cette scène, j’ai menti en disant que j’avais déjà plongé. Avec le détendeur ça n’allait pas du tout, je respirais trop, comme je n’avais pas l’habitude. Alors je me suis permis de ne plus respirer. Cette prise de vue a été une sorte de quête de l’impossible.

Le cinéma est du bidonnage permanent mais vous avez besoin d’ancrer votre film dans la vérité, avec les images de la lune et avec la scène que vous venez d’évoquer.

Tourner un film avec des moyens limités apporte une liberté monumentale. Avec un plus gros budget la plongée m’aurait été interdite. On m’aurait mis le meilleur des plongeurs, mais tout ça est très organique. Je suis dans mon film, c’est moi qui fais toutes les prises de vue. Je suis réalisateur mais je cadre aussi et il est pour moi inconcevable d’expliquer le choix des cadres à quelqu’un.

C’est là qu’interviennent Tchouang-tseu et le leitmotiv de la nécessité interne.

On me dit parfois que je suis présent, présent dans les choses. J’ai besoin de faire partie de l’œuvre. Si certains peuvent penser que je ne délègue pas, c’est plutôt que je suis dedans. Et j’invite les gens à venir avec moi, à l’intérieur sans leur imposer de voir exactement ce que je vois.

Ce qui permet au spectateur de joindre son univers personnel au vôtre.

Il y faut du temps. Le regard d’hommes pressés n’est peut-être pas le bon puisque je permets beaucoup d’interprétations. Je passe entre autres du symbolisme à l’accessoire, comme avec le mannequin censé représenter Jurgen. La peau d’ours devient un déguisement que tout le monde utilise. Animisme, ou chamanisme ? Ce serait plutôt le second. J’ai mes petits rituels. Tout ce que vous avez vu est bien dans le film mais ne l’épuise pas. Il y a même des choses que j’y découvre grâce aux retours des spectateurs. Certains ont du mal à entrer dans le film…et encore plus à en sortir après.

Topor résumait son œuvre par cette formule : « C’est quelqu’un qui rentre dans quelqu’un d’autre. »

Il y a des films qui nous perforent alors qu’on n’en a pas envie. Mais entrer dans un film, c’est autre chose.

Ces chemins mènent parfois au silence partagé. Au partage de rien. À un vide indispensable à la construction du reste, du feuilleté.

Je ne peux pas faire un film sérieux ou totalement absurde. C’est entre les deux, entre les lignes. L’avantage du feuilleté, c’est que la crème glisse quand même entre les étages, fait des liens. Et puis, j’aime quand ce n’est pas parfait. Le spectateur peut plus facilement s’y retrouver.