Buchenwald, Giacometti, Jorge Semprun

Buchenwald, Giacometti, Jorge Semprun

13 octobre 2023 Non Par Paul Rassat

Quelques lignes tirées de L’écriture ou la vie. Jorge Semprun y établit un parallèle indissociable entre les morts vivants de Buchenwald et les Promeneurs de Giacometti. ( En dessin, un promeneur revu par Franz Schimpl)

« Jamais, plus tard, toute une vie plus tard, même sous le soleil de Saint-Paul-de-Vence, dans un paysage aimable et policé portant l’empreinte vivifiante du travail humain, jamais sur la terrasse de la Fondation Maeght, dans l’échancrure de ciel et de cyprès entre les murs de brique rose de Sert, jamais je ne pourrais contempler les figures de Giacometti sans me souvenir des étranges promeneurs de Buchenwald : cadavres ambulants dans la pénombre bleutée de la baraque des contagieux ; cohortes immémoriales autour du bâtiment des latrines du Petit Camp, trébuchant sur le sol caillouteux, boueux dès la première pluie, inondé à la fonte des neiges, se déplaçant à pas comptés – ô combien l’expression banale, toute faite, se glissant impromptu dans le texte, prend ici un sens, se chargeant d’inquiétude : compter les pas, en effet, les compter un par un pour ménager ses forces, pour ne pas faire un pas de trop, dont le prix serait lourd à payer ; mettre un pas dans l’autre en arrachant les galoches à la boue, à la pesanteur du monde qui vous tire par les jambes, qui vous englue dans le néant !- se déplaçant à pas comptés vers le bâtiment des latrines du Petit Camp, lieu de rencontres possibles, de paroles échangées, lieu étrangement chaleureux malgré la buée répugnante des urines et des défécations, havre ultime de l’humain.

   Jamais, plus tard, toute une vie plus tard, je ne pourrais éviter la bouffée d’émotion-je ne parle point de celle que provoque la beauté de ces figures, celle-ci n’a pas besoin d’explication : elle est évidente au premier degré- d’émotion rétrospective, morale, pas seulement esthétique, que susciterait en tous lieux la contemplation des promeneurs de Giacometti, noueux, l’œil indifférent dressé vers des cieux indécis, infinis, déambulant de leur pas inlassable, vertigineusement immobile, vers un avenir incertain, sans autre perspective ou profondeur que celle que créerait leur propre démarche aveugle mais obstinée. Ils me rappelleraient insidieusement, quelle que soit la circonstance, même la plus joyeuse, le souvenir des silhouettes d’antan, à Buchenwald. »