Christian Lapie
4 octobre 2025L’exposition de Christian Lapie Dans le bruissement du ciel se tient à L’Abbaye, Annecy-le-Vieux, jusqu’au 14 décembre 2025. Elle est organisée par la Fondation Salomon pour l’art contemporain.

Rencontre avec Christian Lapie
Les titres de vos expositions relèvent de la poésie. On y retrouve la synesthésie, la dualité, la polysémie ; toujours une relation. Pourquoi Dans les bruissements du ciel ?
Les bruissements du ciel ? C’est être à l’écoute pour avoir des réponses qui ne viendront pas. Elles bruissent et on essaye de comprendre ce qui se passe.
Donc de se comprendre en même temps.
Comprendre les autres, comprendre soi-même ; et aussi faire le tri dans les bruissements du ciel. Il y a la beauté des arbres, du feuillage, du bruissement formel qui ont leur propre poésie. Avec les dessins exposés ici, autour de nous, nous sommes la plupart du temps au sommet des arbres, dans les cimaises. On peut presque entendre le vent, la lumière qui joue avec les feuillages [synesthésie]. Dans ces bruissements je fais apparaître des sculptures qui n’existent pas en réalité.
Doit-on dire sculptures ou statues ? Elles sont dressées, droites et renvoient à l’étymologie du mot statue. Vous installez une conversation entre les dessins, les sculptures entre elles et avec les dessins au point qu’on se sent faire faire partie de l’exposition quand on s’y promène.
C’est le but dans mon travail, de faire un jeu d’échos entre mes sculptures et les êtres qui fréquentent ces lieux. C’est en fonction de celui-ci que j’ai organisé l’exposition et créé les œuvres que vous y voyez, à l’exception d’une qui préexistait. J’aime créer cette conversation entre les sculptures implantées et les personnes qui tournent autour. Et puis, l’abbaye ! Nous sommes ici presque comme des abbés.
On pourrait penser à des moines guerriers en voyant leurs silhouettes.
Je dirais plutôt zen et pacifiques. Il ne sont pas armés !
[Depuis la découverte de cette exposition un lointain souvenir du livre de Dino Buzzati, « Le désert des Tartares » tourne dans ma mémoire ; et les premiers vers de Correspondances, de Baudelaire :
« La Nature est un temple où de vivants piliers / Laissent parfois sortir de confuses paroles ;/ L’homme y passe à travers des forêts de symboles/ Qui l’observent avec des regards familiers. »]
Ils sont mystérieux.
Et contemplatifs. Ils sont là, donnent l’impression d’avoir toujours été là. Ils observent dans le temps bien au-delà et bien en deçà de notre existence. Un peu comme les chênes dont ils sont issus. Ils ont tout vu, tout entendu pendant des siècles.
Et ils ne disent rien.
C’est à nous de lire dans les bruissements du ciel.


Nous circulons dans ces regards croisés entre les œuvres murales et celles qui sont dressées sur le sol.
Les visiteurs sont essentiels à la combinaison, pour qu’ils passent, s’arrêtent sur une lumière, rebondissent sur un groupe. Je leur propose de jouir de cet instant, de cette conversation avec eux.
Vos « personnes », vos moines zen, regardent sans regarder puisqu’elles n’ont pas véritablement de visage. Regarder, étymologiquement, c’est re-garder, garder, surveiller, avoir des égards.
Mes sculptures sont des gardiens de la permanence de l’homme sur la terre. De la permanence même éphémère. Depuis que l’homme est sur terre, il est dressé. J’ai une faiblesse pour ce qui se dresse sagement. (rires partagés)
C’est bien dit, on peut y entendre ce qu’on veut. Sagesse et simplicité. La simplicité ne s’oppose pas à la complexité. [Andrea Marcolongo écrit : « La simplicité n’est pas monochrome…elle réside dans la dignité avec laquelle il faut savoir affronter la gamme infinie des expériences qui accidentent la vie…Sans jamais se plier plus d’une fois, se tenir bien droit, en hommes et femmes simples qui ne cèdent pas à la tentation de mettre un masque, ou de feindre, par duplicité ou triplicité, ce qu’ils ne sont pas.]
On ne peut pas faire plus simple que ces sculptures. Je suis un faux sculpteur ; je ne fais pas grand-chose. C’est l’arbre qui fait une proposition. J’ai un projet, un concept, je fends les arbres. Ils apparaissent alors dans une forme ou dans une autre à laquelle je donne sa stature, son équilibre. Ce que je sculpte ? J’enlève un petit morceau en haut pour donner l’apparence d’une figure humaine.
[ Encore Andrea Marcolongo : « L’étymologie nous apprend que tout le monde éprouve le besoin de regarder un peu au-delà de ce qui est élémentaire, tangible. Et de le raconter ensuite avec des mots. » Ou de le figurer.]
Tout le reste, c’est l’arbre qui l’a fait. La simplicité est obligatoire dans ce travail. Ne pas être bavard.
Au point que vos « regardeurs-gardiens » n’ont pas d’yeux, pas de bouche…et de toutes petites têtes.
Ce sont des êtres symboliques. Un peu comme notre ombre portée ; c’est aussi simple que ça. Notre présence éphémère dressée un moment. Lorsque l’une de mes sculptures est installée dans la nature, on me dit qu’elle donne l’impression d’avoir toujours été là.
Êtes-vous aussi sage dans la vie quotidienne ?
Malheureusement non. J’aimerais !
Nous avons dit que le spectateur se sent pris dans l’exposition. Mais vous, comment la vivez-vous une fois qu’elle est installée ?
C’est à chaque fois différent ; à chaque fois une expérience qui me permet d’avancer, à chaque fois une nouvelle proposition. Je tiens énormément compte du lieu. Ce ne sont pas des objets pour moi, ni de la sculpture puisque je ne suis pas sculpteur. Ce sont des symboles qu’il faut mettre en scène, une écriture qui serait une cérémonie.



J’ai eu la chance de voir vos statues encore emballées et couchées ; même dans cet état elles provoquent une forme de respect.
C’est un peu de la magie pour moi parce que, jusqu’à maintenant, mes œuvres ont toujours été respectées. Certaines sont installées dans des espaces publics, comme à Villiers-le-Bel où l’une d’elles est en trois parties présentées dans trois quartiers différents depuis 12 à 15 ans. Il n’y a pas un tag dessus.
Elles en imposent ?
Il y a une forme d’intimidation. Je me plais à penser que les gens se disent : « Si c’était vraiment un esprit ? Il pourrait venir la nuit… »
Dans la conversation entre les œuvres murales et les statues, il y a encore un autre type d’échange : certaines des personnes dessinées ressemblent à des arbres, à des ifs ou des cyprès.
C’est vrai. C’est un signe qui ne m’appartient pas. Je ne fais que le placer. Je suis à la fois une sorte de maître de cérémonie et d’architecte paysagiste avec du symbole.
Cet axe de réflexion et de travail me vient d’un séjour en Amazonie, en 92. J’avais été invité par les Nations Unies avec d’autres artistes alors que je faisais un travail totalement différent. Il s’agissait de créer pour la première conférence sur la Terre qui avait lieu à Rio. Nous avions le choix entre plusieurs ateliers, j’ai décidé de me retrouver le plus loin possible de la civilisation. À tout juste 40 ans, cette expérience a été extraordinaire. Je me suis retrouvé dans un environnement qui m’a complètement électrisé, dépassé. J’étais presque dans un état second pendant toute la réalisation d’un travail qui était critique, ironique, politique. C’est ce qui a fait que j’ai été choisi par les commissaires d’exposition.
J’avais été au bout de cet exercice critique ; il fallait que je trouve autre chose. Je savais que je portais au fond de moi une révélation, sans savoir encore laquelle. La matière à créer quelque chose de très particulier. J’ai dressé des listes d’intentions, de matériaux, je les ai croisées. Je ne connaissais rien au bois ! C’était intellectuel. Le bois, les arbres…je voulais quelque chose de fondamental avec quoi n’importe qui, quelle que soit sa culture, sa religion puisse s’identifier ; puisse s’approprier l’œuvre. Être accompagné par elle. La symbolique de l’arbre est dans toutes les cultures : dressé, comparé à l’homme…Dans ma région c’est le chêne, d’où mon choix. J’y suis allé de manière réfléchie, qui ne partait pas d’une fantaisie, de l’amour du bois.


Nous parlions de permanence, mais il y a aussi une ambivalence entre le mystère et la proximité.
C’est ce que je veux, oui.
[ Encore un retour à l’étymologie : le mystère est la « vertu inhérente à quelque chose, chose réservée à des initiés, l’inconnaissable ». D’où la dimension spirituelle]
Avec aussi une fragilité, un questionnement. Les bruissements du ciel ici, à Saint-Cloud le titre est Un temps infini
Ce qui est un oxymore, d’autant plus que pour les scientifiques le temps n’existe pas ; nous n’en voyons que les effets sous forme de durée.
À notre échelle d’homme, il nous paraît énorme. Ceci rejoint le questionnement poétique. Ce ne sont pas des questions morales, sociales. Je suis volontairement loin de ces débats, dans une attitude intérieure, calme, posée, dans des questions fondamentales. Le reste…
Vos dessins exposent une complexité qui devise étymologiquement avec la simplicité des sculptures.
Une complexité touffue, dense, vivante. La complexité de la vie quand on est dans une forêt, la puissance de la vie, des arbres.
Pourquoi cette volonté de travailler le noir, une gamme de gris ?
J’aime bien les films en noir et blanc. La photographie aussi. Elle fait le tri, elle enlève ce qui est superflu. Même si j’ai mes excès, mes fantaisies, je me retrouve beaucoup dans la sobriété, dans l’élagage, la simplicité. Même lorsque c’est touffu, ça reste noir et blanc. Pour moi, la photographie en noir et blanc est plus riche d’information que la photographie en couleurs. Plus riche en message. Elle va à l’essentiel : la lumière, les formes. Elle est une transcription de la réalité, une traduction.
Puisque vous dites que le spectateur est invité à faire partie de l’exposition, où vous trouveriez-vous ?

Je ne fais pas cette réponse par facilité. Je suis celui qui a mis en place l’exposition, et je me trouve maintenant à l’extérieur. Je ne m’identifie à rien ; c’est une proposition de rencontre, de signes, de pensée, de symboles. Je ne suis pas porteur de message, même si, de mon point de vue, tout est précis et rigoureux. Je me retire.
Discrétion appréciable alors que la tendance est de souligner de plus en plus ce que l’artiste ou l’énonciateur dit. De souligner d’autant plus que l’on a moins à dire.