Deux filles nues, roman graphique de Luz

Deux filles nues, roman graphique de Luz

12 octobre 2024 Non Par Paul Rassat

Deux filles nues, tableau de Otto Mueller, album de Luz. En quatrième de couverture, tout est dit : « Tout commence en 1919 dans une forêt en bordure de Berlin. Otto Mueller peint Deux filles nues. De l’atelier de l’artiste aux murs du bureau de son premier propriétaire, le tableau observe le quotidien avant d’être emporté par les tribulations de cette période noire : l’arrivée d’Hitler au pouvoir, l’antisémitisme d’État, l’art moderne qualifié de « dégénéré » par les nazis, la spoliation des familles juives, les expositions, les ventes, les bûchers… » Jusqu’à la restitution de certaines œuvres  aux familles propriétaires. Bien sûr, ce roman graphique pose la question de la censure, que l’on retrouve d’une autre façon dans les livres scolaires russes qui refont l’histoire, aux USA dont certains États censurent des livres jugés pornographiques ou contraires au créationnisme…

Tout est dit ?

Si l’enquête de Luz traite à la perfection de ces sujets fondamentaux, elle ouvre aussi une véritable réflexion sur notre relation aux œuvres d’art.

« Objets inanimés, avez-vous donc une âme
Qui s’attache à notre âme et la force d’aimer ?…» se demande Lamartine.

De son côté, Rimbaud répond :

« – Ô buffet du vieux temps, tu sais bien des histoires,
Et tu voudrais conter tes contes, et tu bruis
Quand s’ouvrent lentement tes grandes portes noires. »

La relation à l’art et à la langue

L’art véritable est vivant. L’œuvre de Molière survit à toutes ses mises en scène. L’ « art » qui répond à des recettes et vise un cœur de cible après une étude de marché disparaît, lui, au gré des modes. Ce que les nazis appelaient « art dégénéré » était déclaré tel a priori car contraire à leurs intérêts. D’après wikipédia l’art dégénéré  « est l’expression officielle imposée par le régime nazi à partir de 1937 pour interdire toutes les formes d’expression liées à l’art moderne dans un but propagandiste, selon une idéologie reposant sur la doctrine nazie des races. »

Victor Klemperer

Le travail de Luz est, d’une certaine façon, comparable à celui de Victor Klemperer avec LTI, la langue du IIIeReich. « Le nazisme s’insinua dans la chair et dans le sang du grand nombre à travers des expressions isolées, des tournures, des formes syntaxiques qui s’imposaient à des millions d’exemplaires et qui furent adoptées de façon mécanique et inconsciente. »

Détourner

Les nazis détournèrent, volèrent tout ce qui pouvait les enrichir. Ils détruisirent le reste. Ils détournèrent aussi la langue. Klemperer note qu’ils n’inventèrent pas de mots mais détournèrent le sens des mots existants. C’est ce qui advint de l’adjectif  « dégénéré » accolé au nom «  art ». On peut retrouver dans Petit cours d’autodéfense intellectuelle, de Mathieu Baillargeon, cette déclaration de Goebbels ( Ministre nazi de l’information et de la propagande) : » À force de répétitions et à l’aide d’une bonne connaissance du psychisme des personnes concernées, il devrait être tout à fait possible de prouver qu’un carré est en fait un cercle. Car après tout, que sont « cercle » et « carré » ? De simples mots. Et les mots peuvent être façonnés jusqu’à rendre méconnaissables les idées qu’ils véhiculent. »

Retour à l’art

La façon dont Luz donne vie au tableau est très pertinente. Deux femmes nues ne se contente pas d’observer un siècle d’Histoire ; il y participe ! Un peu comme, bien plus lourdement nos écrans qui nous observent et nous conditionnent via les algorithmes. Désespoir, admiration, cupidité, servilité, arrivisme, médiocrité, asservissement le tableau d’Otto Mueller voit et enregistre tout.

Vivre (avec) l’art

La relation à l’art est vivante. Elle nous enrichit en nous questionnant à la manière d’une histoire d’amour. C’est ce que montre la force du récit de Grégory Forstner déjà mentionné dans Talpa. Un galeriste, de son côté, s’interrogeait : «  Beaucoup de gens ont des coups de cœur mais n’achètent pas bien qu’ils n’aient pas de problèmes de budget. Je crois qu’il est difficile de vivre avec un peintre chez soi. » Je répondis que le problème n’était pas le peintre mais la part d’inconscient de l’éventuel acquéreur que révélerait la fréquentation quotidienne du tableau. J’ajouterais qu’une œuvre d’art étant vivante, il faut d’abord l’aimer. Même si certains films ou documentaires montrent des nazis faisant la fête, en famille…ils saccageaient le reste du monde, soumettaient, tuaient, pillaient dans une schizophrénie effrénée.

Passivité, opportunisme

Certains, peut-être, entretenaient avec l’art une relation véritable. Mais l’effet de masse, la propagande tuaient toute affirmation personnelle. La schizophrénie mentionnée ci-dessus culmina lorsque les nazis organisèrent des expositions qui dénonçaient l’art dégénéré et d’autres qui louaient l’art officiel. Les premières remportaient plus de succès ! On décida alors de vendre une grande partie de l’art dégénéré : nombre d’œuvres partirent bien au-dessous de leur véritable valeur. Même passivement il est possible de participer à une « œuvre » de destruction par opportunisme.

Une lumière

Le livre de Luz est une lumière éclairée elle-même par la reproduction du tableau de Mueller que le lecteur découvre en dernière page.

Lecture recommandée par Gaëlle de BD Fugue Annecy.