Enregistrements musicaux, suite.

Enregistrements musicaux, suite.

17 novembre 2025 0 Par Paul Rassat

Voici la suite de la conversation avec Thierry Saint-Solieux sur l’intérêt des enregistrements musicaux.

— Il faut préciser que Schnabel était l’un des plus grands pianistes du XX° siècle. Il était juif et a fui l‘Allemagne nazie. Dans la discothèque de Hitler on a retrouvé un exemplaire des sonates de Beethoven par Schnabel.

Cet esprit a été repris et prolongé par Walter Legge, un collaborateur de Gaisberg. Ils avaient compris qu’on allait vers un autre format et vers des conditions techniques qui permettaient de se rapprocher du son réel. Que tôt ou tard on arriverait à la bande magnétique et à la possibilité d’enregistrer des heures et des heures de musique sans être interrompu et en faisant le montage très facilement.

Walter Legge va inventer le concept de phonogénie. Il ne s’agit pas de capturer le reflet d’une exécution miraculeuse mais de rassembler le meilleur chef et les meilleurs musiciens pour parvenir au meilleur résultat. On va créer un orchestre pour la circonstance. Tous les gens collaborent à un projet de disque. On est proche de la réalisation d’un concert, mais afin de réaliser un objet qui fixe quelque chose dans les meilleures conditions possibles, qui puisse tenir lieu de référence.

Dans un concert, il y a un grand artiste soumis aux aléas. Tout est possible. C’est d’ailleurs sa faillibilité qui fait sa grandeur. L’enregistrement, lui, développe l’idée de perfection. Ce n’est pas par hasard que Legge s’est tourné vers Karajan, bien que celui-ci ait pris deux fois la carte du parti nazi. Après guerre, Karajan a été interdit de concerts pendant deux ans, mais pas d’enregistrements ! Legge a donc eu l’idée d’utiliser les musiciens de Vienne, parmi les meilleurs au monde et qui pouvaient jouer merveilleusement pour très peu cher, sous la direction de Karajan.

C’est un état d’esprit très particulier : la réunion de forces qui vont vers la perfection. Glenn Gould poussera ce concept jusqu’au bout, jusqu’aux limites de l’absurde en disant que le concert ce sont un peu les jeux du cirque romain. Il fait de la marquèterie, avec des prises de quelques secondes, et il parviendra à ce qu’il veut transmettre.

En concert, les gens sont fatigués parce que c’est la fin de la journée. Ils sont pressés de repartir par peur des embouteillages. Le pianiste a une peur panique de se tromper parce qu’il joue une nouvelle partition, il a mal mangé parce qu’il fait une tournée. Impossible de faire de la musique en concert !

Le concept de Glenn Gould est extraordinaire.

Tout ceci donne aux producteurs de disques l’occasion de faire un catalogue immense parce que tout est à faire et à refaire chaque fois qu’on change de support. Et puis ensuite de la mono à la stéréo, et au numérique. Chaque fois on revend les mêmes choses.

L’aspect commercial fonctionne bien.

Oui, on valorise le côté très spectaculaire, ou bien celui de discothèque. Il y a une base d’enregistrements extraordinaire parce que tout le monde enregistre tout ! Même la radio enregistre les radiodiffusions de concerts. Quand je lis des comptes rendus, des critiques de concerts, je constate que les journalistes, pour diverses raisons, se réfèrent toujours aux mêmes interprètes, aux mêmes enregistrements. Certains sont effectivement des références, d’autres créent leurs propres critères ; ils sont à part. Je pense en particulier à la première version de Tosca par Callas, avec Walter Legge pour la direction artistique. Une maximisation telle qu’elle s’impose, comme la blancheur de la neige, la rotondité des cercles ou l’humidité de l’eau. La qualité de ces enregistrements est au-delà.