Épisode 2, La Halte de l’Abbaye
3 août 2025La Halte de l’Abbaye en épisode 2 de cette cuisson narrative lente.
Mesdames, Messieurs
Je dois avouer que le cadre de notre cérémonie est quelque peu insolite. C’est la première fois, en effet, qu’il m’arrive de remettre des décorations de la Légion d’Honneur dans un restaurant, en présence des amis des récipiendaires, bien sûr, mais aussi de nombreux clients qui tiennent à remercier et à honorer par leur présence Mme et M. Torlane.
Je dois souligner que le chemin qui les a menés vers cette reconnaissance est aussi extraordinaire que celui qu’a parcouru, de son côté, le pouvoir que j’ai l’honneur de représenter afin de reconnaître le mérite exceptionnel de Mme et M. Torlane.
Je crois qu’il vaut la peine de retracer ce parcours et je suis certain que l’assistance ne m’en voudra pas, au contraire même, pour ce moment de partage qui va nous permettre de revivre les grandes lignes de cette histoire.
Les choses commencèrent très mal et auraient pu valoir au couple Torlane de passer en cour d’assises.
C’était un jour de printemps, il y a quelques années, comme l’enquête l’a montré. La salle était vide, inhabituellement vide quand se présenta un client assez peu sympathique, aux manières plutôt frustres qui tenait des propos peu agréables à l’égard de certaines parties de la population. Il commanda comme unique plat une quenelle. Plat dont il répétait le nom avec amusement d’abord, excitation ensuite. Les patrons ici présents crurent même l’entendre proférer « J’vais t’en mettre une, de quenelle ! » Toujours est-il qu’il se jeta sur le plat avec une telle avidité qu’il en fit une crise, s’étrangla, s’étouffa et s’affala sur sa chaise , sans vie.
Que faire ?
Crainte d’expertises, d’enquêtes, d’accusations diverses ? Crainte pour la réputation de l’établissement ? On décide sans même réfléchir, sous le coup de la panique , ou mieux on ne décide rien , la solution s’impose d’elle-même. Tout le monde connaît dans l’assistance ici présente cette fameuse trappe à deux battants qui ouvre directement sur la cave. Dispositif étonnant, bien peu pratique mais qui s’avèrera parfait dans ce cas de figure. On soulève les battants, on pousse le corps, et hop ! ni vu ni connu ! La table est desservie en un tournemain. La journée passe, occupée par le travail et les problèmes quotidiens. Le calme revient. On range et…de nouveau une panique immense. Que faire du corps ?
On ferme le restaurant, on ouvre les battants de la trappe, on descend lentement pour découvrir un corps en parfait état. Le client semble dormir. Peut-être , mais il faut s’en débarrasser sans éveiller les soupçons.
Alors une idée folle germe dans l’esprit de nos hôtes qui se mettent aussitôt au travail. En une nuit, le cadavre est taillé, découpé, paré, mitonné, braisé, bouilli. Toutes interventions qui auraient valu la peine de mort ou la prison à perpétuité à des époques moins avancées que la nôtre.
Dans les jours qui suivirent, la clientèle ne tarit pas d’éloges sur la qualité de la viande et des préparations. « Décidément, cette viande charolaise ! »
Afin de maintenir cette réputation rehaussée, il arriva qu’un client isolé disparût. Oh, on choisissait les moins sympathiques. Bien entendu des critères gastronomiques participaient au choix de l’élu, mais ils étaient complétés par une approche humaniste. Il suffisait de laisser ouverte la trappe de la cave et la sélection naturelle opérait. De retour des toilettes, le client décidait de lui-même de son sort pourrait-on dire, et passait ou non à la trappe sans même s’en rendre compte.
Au fil du temps, Mme et M. Torlane servirent des viandes de provenances diverses et purent affiner leur maîtrise du process en comparant les vertus d’une viande jeune, tendre mais peu persillée, avec celle d’une qualité et d’un âge plus affirmés. On discuta des propriétés respectives de la viande féminine et de la viande masculine, de l’utilisation des os à propos de laquelle l’huile de coude devint réalité. Ce fut aussi l’occasion de se rendre compte que la peau des fesses était loin de valoir le prix qu’on prétendait. Encore un fantasme !
Les touristes donnaient parfois des résultats étonnants et gustativement très intéressants, renouvelant l’éventail des saveurs, des nuances, des textures. Il fallut dénicher des vins assortis . Le niveau des repas servis s’en trouva encore relevé. Il demeurait cependant difficile d’obtenir un visiteur exotique isolé, l’espèce se déplaçant plutôt en bandes.
Bien sûr, la mauvaise conscience, les scrupules et les remords travaillaient nos deux futurs héros. Ils se consolaient par des arguties. M. Torlane, le cuisinier, est comme vous le savez tous, un amoureux de cinéma. La décoration de la salle de restaurant le prouve ; y trônent affiches de films, portraits d’acteurs. Ainsi M. Torlane avait un peu l’impression de vivre une histoire en partie inventée, irréelle, ce qui permettait d’en relativiser l’impact sur le moral du couple. Ajoutez à ceci un sérieux sens de l’humour qu’expriment les photos des Shadoks exposées sur les murs du restaurant et vous comprendrez comment il a été possible de résister à la peur d’être découverts. Nos restaurateurs s’inspirèrent de Pierre Légaré qui écrit « Il faut manger des animaux, sans quoi ils vont manger toute la nourriture des végétariens. » Cette formule devint bien vite « Il faut manger des hommes, sans quoi ils vont manger tous les animaux et toute leur nourriture ». Le souci écologique s’installa au cœur de la démarche ainsi qu’une inspiration religieuse. Dieu ayant créé l’homme à son image, manger l’homme équivalait à goûter à Dieu. Une sorte d’eucharistie, en somme. Comment condamner une démarche qui satisfait l’estomac en répondant aux exigences de l’écologie et en lui conférant une dimension spirituelle ?
Dans le même temps s’étaient succédé les crises de la vache folle, la grippe aviaire, la tremblante du mouton, le scandale de la viande de cheval, les révélations sur la qualité du poisson d’élevage alors que nous menaçait à court terme la viande aux hormones importée des USA. Les dérèglements météorologiques, la crise économique, la surpopulation mondiale, tout cet enchevêtrement de causes provoqua une crise planétaire de l’alimentation qui engendra elle-même de nombreuses tensions internationales propres à déclencher d’incontrôlables conflits.
Alors que la solution était là, à portée de main dans ce restaurant clunisien !
Il fallut un client mal estourbi, une plainte, une enquête intelligente et rapide pour se rendre compte que loin de constituer une menace pour leurs semblables Mme et M. Torlane apportaient une solution, la solution à la menace de 3° guerre mondiale.
Ceci permit une avancée majeure dans la gestion des ressources mondiales de nourriture, un progrès incomparable dans la connaissance de l’espèce humaine, le rejet de tabous injustifiés ainsi que des découvertes gastronomiques insoupçonnées.
Pour reprendre l’humour de M. Torlane, il serait possible de déclarer que ce fut un petit pas de travers pour le client à l’origine de tout ceci mais un grand pas pour l’humanité. Un grand pas désormais encadré par des textes qui garantissent la légalité du prélèvement, le soin apporté à la confection des mets, la fraîcheur de ceux-ci ainsi que la traçabilité totale des opérations, l’ensemble sous le regard attentif des Directeurs des Ressources Humaines. A ce propos, vous êtes toutes et tous invités à descendre examiner les papiers d’identité affichés sur les murs de la cave. Ils constituent à la fois la pièce maîtresse de cette traçabilité et un hommage à celles et ceux dont le séjour sur Terre a pris fin dans nos assiettes.
Depuis la légalisation de la consommation de viande humaine tout le monde mange à sa faim, l’attention portée à la nourriture des enfants s’est améliorée, la qualité des repas de cantine aussi, la consommation de médicaments subit une forte baisse pour plusieurs raisons alors qu’à l’autre extrémité du processus apparaissent des dégustations à l’aveugle, des concours internationaux et bien d’autres manifestations.
En vertu des pouvoirs qui me sont conférés et pour tous ces bienfaits que vous avez apportés à l’Humanité reconnaissante, j’ai le plaisir de vous nommer Madame, Monsieur, chevaliers de la Légion D’Honneur.
Discours prononcé par Monsieur le Ministre de l’Agriculture en présence des Ministres du Redressement Economique et du Tourisme le 6 juin 2014.
À mesure que le client attablé seul dans la salle de La Halte de l’Abbaye, à Cluny, lisait la reproduction de ce discours placardée sur le mur qui lui faisait face, de légers picotements parcouraient sa nuque sur laquelle perlaient quelques gouttes de sueur. Il finit assez rapidement son repas, prétexta un rendez-vous pour régler aussitôt son addition, sans dessert ni café, non merci.
Il était fort satisfait de son carpaccio et de son steak tartare ; pas mécontent non plus de se retrouver dans la rue. Il partit à la recherche des toilettes publiques les plus proches car il s’était retenu pendant une grande partie de son déjeuner.