François de Sales et sa modernité

François de Sales et sa modernité

4 février 2022 Non Par Paul Rassat

Entretien avec le père Michel Tournade qui, entre autres livres, a écrit un Saint François de Sales Aventurier et diplomate. Alors que l’on célèbre la 400 ème année de sa disparition, l’esprit de modernité de François de Sales est encore très vif.

François de Sales, une certaine idée du monde

J’ai grandi dans une école salésienne. On y parlait peu de François de Sales, mais ils le vivaient. Je me suis posé la question de mon propre chemin et il a pris la vocation d’enseignant. On peut enseigner pour transmettre un savoir. Les Salésiens transmettaient aussi une certaine idée du monde, de l’Homme. On nous demande d’étudier François de Sales, et à certains d’entre nous de passer des diplômes universitaires. Il s’agit de passer par la rigueur qu’apportent les instruments d’analyse de l’Université.

Ça n’a pas été qu’une contrainte.

Pas du tout. Passer un doctorat est un peu austère, mais j’en ai été très heureux.

Aventure, diplomatie et modernité

Vous avez écrit Saint François de Sales Aventurier et diplomate. Vous continuez le chemin. Est-ce que ce titre a à voir avec l’image de modernité de François de Sales ?

Oui. L’aventure était bien présente, née d’un clivage censément religieux mais plus clairement politique. Dans ce contexte de guerre de religion qui oppose catholiques et protestants, le défi politique est de taille. Le fondement de l’autorité politique de l’époque n’est pas la démocratie mais le choix électif de Dieu. C’est pourquoi la dysharmonie religieuse pose un problème structurel. « Pourquoi obéirais-je à un prince qui ne partage pas ma foi ? » Les grandes familles de France ont vu là une occasion de contestation du pouvoir royal. La ferveur religieuse a joué aussi. Les gens du peuple suivaient. C’est un affrontement catholiques contre protestants. L’Église catholique redoute d’être submergée, ce qui déclenche la violence de la réponse militaire.

La voie du milieu

François de Sales suit une option très différente grâce à sa capacité de dialogue. Ne pas voir le protestantisme comme un ennemi à condamner, à combattre, à détruire mais plutôt comme un défi renvoyant à sa propre église. Il dénonce celle-ci en termes très vigoureux.

Travail intérieur plutôt qu’affrontement

C’est un contestataire ?

Non, un adepte du Concile de Trente. S’il paraît réactionnaire aujourd’hui, il est une réponse vitale au défi protestant. Pour qu’elle se maintienne, l’Église catholique doit être fidèle à sa source. François de Sales était très clairvoyant sur les abus du clergé. L’idée était donc de recrédibiliser l’Église grâce à un travail intérieur. Il a aussi fait preuve d’un réel courage politique en Chablais. Le Duc de Savoie tapait assez lâchement quand les souverains des alentours étaient occupés ailleurs. C’est ainsi qu’il avait récupéré le Chablais. Ça donnait une terre appartenant à une principauté catholique, avec une population massivement protestante qui devait bénéficier de la liberté de culte. Une occupation militaire par des troupes espagnoles avait été une catastrophe. On imagine le comportement de mercenaires.

Dialogue et rigueur

À la suite de tout ceci, on avait envoyé cinquante curés catholiques reprendre les paroisses. Il s étaient revenus après s’être fait casser la gueule. La situation est bloquée. Le duc de Savoie, le pape voient la nécessité d’intervenir car c’est là que se situe le front avec les protestants et  Théodore de Bèze. François de Sales y va avec de pauvres moyens, sans  l’escorte militaire qu’on lui propose. Il institue une sorte de dialogue par médias interposés. Avant Théophraste Renaudot, il invente la presse. Le medium et la déontologie qui va avec. La rigueur par rapport aux sources est de mise. Il se procure une bibliothèque de livres protestants.

Rencontre de deux humanistes

Il se rend même en secret à Genève.

Sur ordre du pape parce qu’on disait que Théodore de Bèze était prêt à se rapprocher du catholicisme. Son entourage l’était moins. La présence de réfugiés français ayant fui les grandes persécutions compliquait la situation. Si vous visitez les quartiers anciens de Genève, vous remarquerez qu’aux deux étages initiaux des bâtiments il a fallu en ajouter trois ou quatre pour accueillir tous les protestants d’Europe qui fuyaient leur pays. Une plaque figure toujours dans la cathédrale de Genève. Elle dit « Avant l’arrivée de Jean Calvin, cette cathédrale était dédiée à l’antéchrist. » L’environnement n’était pas prêt à un dialogue, même si François de Sales a trouvé en Théodore de Bèze un humaniste qui l’a bien accueilli. Sa maison n’était pas sous surveillance.

Discussion «  à pourpoint déboutonné »

Ils avaient l’un et l’autre le même profil.

Tout à fait. François de Sales a proposé de discuter « à pourpoint déboutonné ». François a demandé s’il pouvait être sauvé tout en restant dans l’Église catholique. Son interlocuteur a pris un bon moment pour réfléchir. Il a même laissé un livre à François de Sales pendant ce temps. En revenant il a déclaré «  Je suis obligé de vous répondre oui. » Quelle ouverture ! François de Sales a essayé de pousser encore le pion « Pourquoi deux Églises séparées. Rejoignez-nous. » Théodore de Bèze s’est un peu fâché. Il l’a aussitôt regretté, s’est excusé.

François de Sales et la capacité de se déporter, de voir autrement

Revenons à la presse d’information. Elle nécessite de la rigueur, le repérage et la hiérarchie  des enjeux, le tout servi dans un style littéraire.

François de Sales avait une formation pluridisciplinaire, droit, latin, italien donc une approche diversifiée et complexe des idées.

Ça se voit même par sa relation au peuple. Il manie aussi le patois. Sa capacité de communication est enrichie par la capacité de se déporter au-delà d’une approche univoque. Il est intéressant aussi par rapport au système de classes. On n’a plus la notion de structuration de la société en classes aujourd’hui. Molière, par exemple, fait parler les paysans ou les valets de manière à faire rigoler tout le monde. Il y avait sinon un mépris du moins une distanciation très forte entre la noblesse d’épée et le peuple. Les lettres de François de Sales traduisent son admiration pour les gens du peuple. C’est rare à l’époque.

L’Ordre de la Visitation et le retour à la vraie foi

L’ordre de la Visitation fondé par Jeanne de Chantal et François de Sales a été dans un premier temps un ordre séculier. C’était une innovation ?

Ce n’est pas tout à fait ça. La vie religieuse, née de la tradition médiévale, est conçue comme conventuelle, avec la notion de clôture destinée à protéger les religieuses. Ceci donnait une vie contemplative, pas toujours très fervente. Voir Sainte Catherine dans les bois du Semnoz à ce propos. Beaucoup de religieuses n’avaient pas la vocation et avaient été placées de force dans un couvent. Saint François a « fait le ménage », comme au prieuré de Talloires.

Port Royal et la rigueur extrême

Un contre exemple, Port Royal. Les sœurs Agnès et Angélique Arnauld qui ont eu ce monastère pour leur 12° anniversaire ont pris ça au sérieux alors qu’elles auraient pu se contenter de toucher des bénéfices. Elles chassent les sœurs qui ne respectent pas la règle, rétablissent la clôture, résistent à un coup de force. Agnès et Angélique imposent la rigueur des gens fraîchement convertis.

Toujours la voie du milieu

Entre la rigueur extrême et le désordre, François de Sales, qui croyait beaucoup à l’apport du féminin dans la société, imagine des structures conventuelles dont les religieuses visiteraient aussi les malades. À son  côté Jeanne de Chantal était une maîtresse femme qui avait été à la tête d’un grand domaine agro alimentaire. Elle passait beaucoup de temps à s’occuper des pauvres. C’est pour les femmes que François a écrit Introduction à la vie dévote qui fut un best seller. À l’époque de leur rencontre Jeanne de Chantal était dans un grand désarroi spirituel. Victime de ce qu’on appellerait aujourd’hui un abus d’autorité, une emprise perverse. L’Église ne connaît pas que les abus sexuels.

L’importance de Jeanne de Chantal et des femmes dans la société

 La Visitation, oui, inclut une part sociale dans la cité grâce aussi à Jeanne de Chantal qui était veuve, excellente gestionnaire. C’est  l’archevêque de Lyon qui a imposé le retour à la clôture. François l’a accepté parce que ce n’était pas pour lui l’essentiel. Il a cependant conseillé à son ami Saint Vincent de Paul, qui lançait Les filles de la Charité de ne pas en faire des bonnes sœurs.

Pragmatisme plutôt que dogmatisme

Diplomate n’est peut-être pas le terme approprié mais…

Il savait trouver une solution.

Au lieu d’imposer, François observe et fait émerger ce qu’il y a de bon chez chacun.

Il n’a pas d’approche dogmatique. Sa vue sur le monde est très positive. Difficile de décontextualiser mais il ne penserait pas aujourd’hui « Nous sommes des Amish et les autres sont des affreux. » Il aurait sûrement une réflexion éthique sur le progrès, sur l’utilisation des ressources, même s’ils n’étaient pas autrefois dans cette problématique.

Un étonnant rapport à la science pour son époque 

Son rapport à la science est étonnant. À Padoue, où il a fait ses études, avait été créé le premier amphithéâtre de dissection anatomique destiné aux futurs chirurgiens. Les professeurs disséquaient les cadavres devant les étudiants. François de Sales avait décidé de donner son cadavre à la science. L’optique avait fait des progrès. Les idées de Copernic se développaient, reprises ensuite par Galilée à la demande du pape. On commençait à parler d’héliocentrisme. À Annecy, un professeur du collège chappuisien enseignait l’héliocentrisme. François défend cet enseignement que d’autres condamnent.

Accepter d’être déstabilisé pour avancer

François de Sales accepte ce qui aux yeux d’autres religieux n’est qu’une déstabilisation. À ses yeux elle ne menace pas la religion mais constitue un progrès phénoménal.

On n’apprend pas sans accepter un moment de déstabilisation.

Mais certains se crispent, et l’Église est assez coutumière du fait, malheureusement.

[ La conversation roule encore sur le fait que d’un mal peut naître un bien. La référence à François de Sales, à sa vision de la foi pourraient éclairer certains, aujourd’hui encore, croyants ou non.]