Gens, Suite n° 3
22 juin 2025Gens, Suite n°3 dans la série consacrée aux gens.
B — Moi, j’ai une autre histoire. Je ne sais plus très bien d’où elle vient. Je pense même me l’être racontée un jour, je ne sais plus très bien quand. C’était comme ça :
« Depuis quelques mois, bientôt huit, je souffre de problèmes de la personnalité. Pas du tout du genre VIP ou Jet Set, non. J’éprouve comme une boursouflure grandissante de mon ego qui fait que mon moi me pèse. Une sorte de rondeur envahissante accompagne tout mon être intellectuel et psychique et semble s’en nourrir. Je ressens parfois les coups par lesquels elle marque sa présence. Au tout début, je ne savais pas trop comment les interpréter et je les percevais comme des coups du destin, du hasard et puis je me suis dit non, c’est autre chose. Mon généraliste s’est lancé dans des généralités afin de masquer son incompréhension et de sauver son ego, et puis il m’a orienté vers un psy qui m’a prescrit une égographie.
Diagnostic. Au bout d’une gestation de neuf mois, je devrais bientôt mettre au monde un autre moi. Si tout se passe comme prévu, l’accouchement se fera par la tête. »
A — Pas mal. Tout ça est intéressant parce que vous êtes des gens particuliers. J’aime pas les gens ternes.
B — Sans point de vue sur le monde ni sur eux-mêmes, on sait.
A — Alors voilà une histoire qui devrait te plaire. C’est L’homme qu’on prenait pour un autre.
« Tant qu’il avait été une personne en devenir, malléable, rien de particulier ne lui était arrivé. Il était, ou pensait être, comme tout le monde.
La situation changea quand il pensa se connaître, s’être construit et pouvoir penser à s’installer sur des bases solides posées tout au long d’un parcours scolaire irréprochable et d’une vie personnelle ne présentant rien de remarquable.
L’homme quelconque, en somme, un homme parmi et comme tant d’autres.
C’est alors que, effectivement, la situation changea. On commença à le prendre pour quelqu’un d’autre. Il se demanda qui, et pourquoi. Mais il comprit au bout de longues réflexions que ces confusions ne correspondaient à aucune règle préétablie . Seul le hasard intervenait.
Lui aurait préféré rester toujours le même. C’est plus rassurant. La plupart se demandent d’où ils viennent et où ils vont, ce qui suffit à meubler une vie ; alors y ajouter la question de savoir qui on est quand on change toujours d’identité !
À force de s’adapter, de changer au gré des situations, des rencontres, il finit par oublier sa première identité ; plus tard, il oublia même qu’il avait eu une identité. Il atteint alors une forme de sérénité liée à l’absence d’attachement à un moi encombrant.
C’est à cette époque qu’il se maria en secondes noces ; il avait oublié les premières. Non qu’il tînt à se marier, puisqu’il ne s’attachait plus à rien, mais sa compagne l’en persuada, et comme il n’était attaché à aucune opinion particulière, il céda. Seule le gênait l’idée de vivre dans un tout petit appartement offrant si peu de place. « Qu’à cela ne tienne » lui répondit amoureusement Anne Mène qui désira garder son nom de jeune fille.
Ils vécurent heureux, d’un amour libre et sans attaches tout au long duquel ils se trompèrent souvent l’un et l’autre de partenaire.
Lorsque notre homme mourut, on le créma alors qu’il avait demandé à être enterré. Il n’était plus à une confusion près.
On grava cependant sur l’urne funéraire la formule qu’il avait décidée.
Ci-gît moi, avec un t à la fin de gît.
Ci-gis moi, avec un s à la fin de gis.
Eh oui ! Ce moi qui gisait là avait hésité et n’était pas arrivé à trancher entre l’expression d’un moi à la première personne – mais peut-on encore s’exprimer à la première personne une fois franchies les frontières de la mort ? – et celle d’une troisième personne distincte de la première à laquelle il n’avait jamais pensé exister, cette seconde solution laissant malgré tout l’espoir d’une seconde vie à celui qui en avait déjà connu tant.
Les spécialistes se déchirèrent un temps sur l’expression juste ; ils durent cependant reconnaître que la question ne relevait pas de la grammaire, qu’on ne pouvait décider sur des bases purement techniques laquelle des deux formules était la bonne et qu’il fallait laisser les deux. Certains reconnurent même « C’est bien lui ! » »
B — Moralité : à quoi ça sert de chercher à savoir qui on est ? On fait partie des gens et puis c’est tout. Il faut accepter les gens comme ils sont, et nous avec.