Hautes Tensions, de Philippe Cognée. Exposition.

Hautes Tensions, de Philippe Cognée. Exposition.

25 mai 2024 Non Par Paul Rassat

Entre l’accrochage et le vernissage, voici un moment de conversation privilégié avec Philippe Cognée. Un entre-deux qui révèle la force créatrice de l’artiste, la douceur sensible de l’homme, la combinaison permanente en tensions créatrices. Rappelons qu’étymologiquement le mot cognée renvoie au coin, ce coin planté dans le réel, qui l’ouvre et le relie tout à la fois. Une question de Hautes Tensions.

Optimisime ?

En découvrant l’exposition je me suis demandé si vous êtes une personne optimiste.

Apparemment oui.

Vos œuvres sont saisissantes et peuvent évoquer des choses sombres.

Il est possible d’être l’inverse de ce que l’on peint. À lire les journaux on devient pessimiste. Il y a trop de monde sur la terre, du bordel un peu partout. Si l’on écoute les infos, le monde ne va pas extrêmement bien. Mais je me lève le matin dans une maison plutôt confortable. Dans ma vie de tous les jours je suis plutôt optimiste ; dans le monde comme il va, je suis plutôt pessimiste. On peut se dire que toutes les époques ont été comme ça. Avant ou après la guerre de 14… Ce cycle optimisme/ pessimisme recommence régulièrement. Je suis donc les deux à la fois. Je regarde les choses, je voyage, je vois le monde tel qu’il est. Ce que je crée est lié à l’idée de construire. Tout ce qui est là, autour de nous, un jour va disparaître. C’est le mouvement des choses de la vie. Un arbre vit, meurt. Dans mon jardin les bambous qui ont poussé pendant quinze à vingt ans viennent de fleurir. Ça signifie qu’ils sont morts.

C’est le bouquet final.

Oui, mais ce sont des frleurs grises, pas très belles. Il faut couper les bambous à la base. Parfois ils repartent, parfois non. Il est désolant de voir mourir cette bambouseraie mais c’est le cycle de la vie. Tout est ainsi. Nous ne sommes là que de passage. Parler de la vie, c’est aussi parler de la mort et inversement. Il y a toujours l’émergence d’une chose et à la fois sa dégradation. Sa disparition.

Double mouvement

C’est sur ces deux pôles que je pose mon action de peintre. Une action qui est aujourd’hui de plus en plus reliée au départ alors qu’elle a fonctionné à partir de la mémoire, de photos que je prenais moi-même. Je fais toujours de la photo, mais avant je l’utilisais jusqu’à en peindre certains détails. Et puis, dans un geste de repassage, je défaisais les formes produites avec de la cire. C’était une sorte de destruction de ce premier geste. C’était une double volonté, effacer ma signature, ma façon de peindre…

Entre l’inspiration, la volonté de créer, la technique…

Tout est lié. Je n’illustre pas les choses telles qu’elles sont. Je les prends et je les mets en danger par cette technique. Certains me réduisent : «  Cognée, c’est celui qui peint à la cire… » On pourrait dire «  Bacon c’est celui qui peint à l’huile et … »

Vos autoportraits sont pas mal eux aussi ! (rires)

La cire est un liant, l’huile est un liant, l’acrylique est un liant. La cire est moins connue, moins utilisée car elle a ses qualités mais aussi ses défauts. Qualités qui font que je m’y intéresse encore aujourd’hui.

À voir vos travaux, à la cire ou non, on perçoit un double mouvement : une concentration ou un déploiement ? Les deux sont possibles.

C’est exactement ça. Vous me demandiez si je suis optimiste…

Dans le mouvement, entre les deux ?

En voyant ces images on pense à Gaza, à l’Ukraine. Le côté noir et blanc, la granulation de la matière brûlée avec le fusain sur le blanc de la résine acrylique mélangée avec du pigment blanc. Je fabrique moi-même cette sorte de soupe et je viens écrire à toute vitesse, dans le frais avant que ça sèche pour que le charbon écrasé vienne se coller dans la matière. Il faut aller relativement vite. Ensuite je pose un film et j’écrase, je martèle pour écraser les dessins dans la matière. Quand j’enlève le film plastique je ne sais pas exactement ce qui va rester. J’aime l’idée de la surprise. Le phénomène est le même avec une réalisation à la cire. Je ne connais pas le résultat à l’avance. Je joue beaucoup avec cette inconnue. J’éprouve une émotion à découvrir ce que je ne sais pas encore.

Supprimer la contingence

J’ai en tête une maison marocaine et un supermarché que vous avez représentés. J’ai vécu au Maroc, je connais ses maisons, je connais les supermarchés, j’ai donc reconnu ce que vous donnez à voir en me disant aussi «  Je reconnais mais c’est différent de ce que je connais. » Votre approche est philosophique : vous allez à l’essentiel en supprimant toute contingence. Et à partir de cette essence, ça vibre et ça danse.

La peinture n’est pas l’illustration photographique. J’emprunte les sujets au réel que je côtoie, quotidiennement pour les supermarchés, occasionnellement au Maroc ou ailleurs. De la rencontre naît quelque chose. Un thème, comme ces maisons anonymes que personne ne regarde, au Maroc, au Mexique. Des maisons fabriquées mais jamais finies. Personne ne les regarde parce qu’elles se ressemblent toutes, ne présentent aucun intérêt patrimonial. Des gens pourtant y vivent, sont heureux, vont mourir. J’aime l’idée que ce qui appartient à tout le monde peut être représenté. Comme ces paysages vus du train qui roule, je les réveille.

Dans cette exposition l’humain n’apparaît pas directement.

Pas ici, non. Je ne voulais pas que ce soit anecdotique. Ces paysages sont beaucoup plus génériques. D’autant plus que ces paysages n’existent plus en tant que tels ; ils sont réinventés, comme si je n’avais plus besoin du réel. Ceux-ci aussi, réalisés pour l’exposition, sont en partie réinventés. J’ai repris des motifs anciens. Ce sont des paysages vus du train mais il n’est pas important de savoir si c’est à Nantes, à Paris. Ici, c’est à Partir de New Haven, là à partir de la gare de Lyon. À partir de . Le principe est toujours le même : brouiller la surface, la mettre en danger. Je joue avec la matière.

On parle de votre travail. Votre pensée elle aussi fonctionne en construisant/ déconstruisant à la recherche d’un équilibre ?

Ma pensée s’exprime dans ma peinture et mes gestes. Quand je peins, j’écris.

Babel

Pourquoi représentez-vous la Tour de Babel ?

J’ai réalisé quinze à vingt tableaux sur ce thème, dont l’un est aux archives départementales de l’Isère. Il fait huit mètres de haut sur quatre. L’idée est venue alors que je construisais des immeubles à Tel-Aviv, vers 2010 / 2011. Comme je filmais ces immeubles, j’ai réalisé que la caméra les dématérialisait . Il se passait un truc bizarre, comme si les immeubles se dématérialisaient ou explosaient dans l’espace. Ils devenaient des tours et j’ai pensé, bien sûr, à la Tour de Babel, à Brueghel. Au mythe de ces hommes qui veulent créer une tour qui s’effondre car ils ne se comprennent plus.

De Cognée à Borges

Tiré de «  La Bibliothèque de Babel », de Jorge Luis Borges. « L’univers ( que d’autres appellent la Bibliothèque) se compose d’un nombre indéfini, et peut-être infini de galeries hexagonales…La certitude que tout est écrit nous annule ou fait de nous des fantômes…S’il y avait un voyageur éternel pour la[la bibliothèque]traverser dans un sens quelconque, les siècles finiraient par lui apprendre que les mêmes volumes se répètent toujours dans le même désordre qui, répété, deviendrait un ordre : l’Ordre… » L’écriture picturale, l’ordre et le désordre, la différence dans la répétition, l’émergence et la disparition : nous y sommes.