Jean-Pierre Gibrat et Mattéo
4 décembre 2022Rencontre avec Jean-Pierre Gibrat de passage chez BD Fugue Annecy. Mattéo a bouclé le tome 6. Il continue sa vie de personnage en dehors des pages de Jean-Pierre.
L’aventure
On pourrait commencer par une question con pour pouvoir s’élever ensuite. Est-ce que tu sais combien de personnages tu as dessinés dans l’ensemble des six albums ?
Je ne sais pas si c’est une question con mais je suis incapable d’y répondre. Aucune idée. Il doit y avoir une dizaine de personnages principaux.
Comment garder une cohérence dans toute cette construction ?
Je me suis laissé porter. Je crée un personnage, son caractère, une situation. Ensuite il faut respecter ce cahier des charges. Le champ se restreint naturellement et le personnage finit par s’imposer. On choisit pour lui, bien sûr, mais en respectant sa logique, son caractère… Je me laisse porter par ça. Au départ, je ne sais pas où je vais.
Vive l’amitié !
Tu crées tes personnages, mais en douze ans ils t’ont construit en retour. Qu’est-ce que tu as découvert sur toi grâce à eux ?
Ce que je découvre sur moi arrive vraiment à la fin. Les choses les plus touchantes m’échappent. Je ne les avais pas préméditées. Je ne m’étais même pas rendu compte de la place primordiale de l’amitié dans cette série. L’amitié avec Amélie, avec Paulin, avec Eugène, avec Robert. Ce sont des moments très forts. Ce n’était pas prémédité. Je n’avais pas prévu de militer pour l’amitié !
L’importance de l’affect
Militer au départ pour des idées, pour un engagement politique et les choses changent en cours de route.
En fin de compte tout est prise de position politique mais tout ce qui relève du raisonnement est dicté en grande partie par l’affect. La prise de position ne découle pas que de l’analyse d’une situation. Il faut y ajouter ce qu’on vit, si on est heureux ou non, etc. Tout s’agglomère. D’ailleurs je ne comptais faire que trois ou quatre albums au départ. Je ne suis pas certain qu’en attaquant le tome un j’aie décidé que Matteo ait un enfant. C’est comme dans la vie quoi ! Les événements qui vous échappent décident un peu pour vous aussi. [Jean-Pierre réfléchit réellement à ses réponses, il les pense, les élabore au fil de la conversation qui est ainsi empreinte d’une véritable humanité. Sa voix sonne juste, vrai].
Les méandres de la paternité
Il y a donc un problème de contraception même pour les auteurs de BD ! (rires). Puisque tout ne se passe pas conformément à ce qui est attendu, la transmission et la paternité prennent des tournures étonnantes. Mattéo est reconnu par Louis qui ne connaît pas leur lien biologique comme un père vraisemblable. C’est presque mieux !
Cette complexité s’installe à partir du tome trois. Mattéo apprend que ce jeune con qu’il croise deux ou trois fois est son fils. Je n’ai plus lâché cette idée d’incompréhension. Jusqu’à ce qu’il se rende compte dans le tome six que son fils est largement mieux que ce qu’il craignait. C’est ce qui lui donne envie de le connaître vraiment et de l’aider.
L’art du contre-pied
Il y a plusieurs contre-pieds. Comme il est impossible de libérer Louis directement, on l’enferme…
Ce sont des idées qui s’imposent. Il suffit de se dire qu’on est vraiment dans cette situation et la solution devient évidente.
Cet album est une sorte de huis clos au milieu de la multitude et les Allemands sont là mais on ne les voit pas.
On les voit vaguement, de loin.
Matteo et Louis avancent à contre-sens des réfugiés.
C’est vrai. Je ne l’avais même pas analysé.
Faire de la lumière
Lors d’une précédente rencontre nous avions évoqué l’importance de la lumière. Je pense que celle-ci, telle que tu la livres, contribue à souligner que les personnages vivent par eux-mêmes. Dans la profondeur et dans la liberté.
Je n’ai jamais eu l’impression de m’intéresser à la couleur mais toujours à la lumière. L’objectif n’est pas de rendre des belles couleurs mais de faire de la lumière. Pour donner de l’épaisseur aux personnages, il suffit de partir de gens qu’on connaît. De soi, par exemple. Pour Mattéo il y a beaucoup de choses que je lui applique venant de ce que je me serais dit dans telle ou telle situation. Avec un courage que je n’aurais peut-être pas eu, mais la mécanique est là. La cohérence vient de ce qu’on part d’un vrai caractère.
Que deviennent les personnages…
Que deviennent les personnages d’une histoire que tu as terminée ?
Aucune idée ! En tout cas pour l’instant puisque c’est très récent. Ça ne me rend pas triste, surtout avec cette fin ouverte et positive. C’est un peu comme quelqu’un qui vous dit « Je pars en Australie… » On pense lui sans savoir si on va le revoir. Pour Mattéo, que va-t-il faire en Angleterre ? Comment ça va se passer avec son fils ? C’est pas mal quand les gens ont un avenir invisible. Je m’arrête là aussi parce que j’ai déjà fait deux albums sur la 2° guerre mondiale. Mon prochain album sera la suite du Vol du corbeau en Indochine. Je suis quand même une sorte de logique. Il n’est pas exclu qu’on retrouve un ou deux personnages de Mattéo, mais pas Mattéo lui-même.
Voir rouge !
Je reviens à la notion de couleur et à ‘idée de retrouver les personnages. La couleur rouge, par exemple, est un marqueur pour repérer les personnages. Le béret rouge de Jeanne permet de la reconnaître même en tout petit dans une vignette. Pour moi, le rouge a ce pouvoir d’attirer l’attention.
Le dessin et la vie
Quelles sont les réactions des femmes à la lecture de Matteo ?
Elles me demandent souvent quelle crème de beauté j’utilise pour que mes héroïnes ne vieillissent pas. Quelquefois on me reproche qu’elles sont un peu identiques. Je m’en défends. Jeanne et Amélie sont des personnages différents. Mes limites de dessin, c’est vrai, font que je n’arrive pas à les faire vieillir. Dans la vie il y a des femmes plus belles à cinquante ans qu’à vingt ans. Je n’arrive pas à traduire cette réalité.
L’éternelle mécanique des conflits
D’autres retours créent un lien avec la guerre en Ukraine. Ce tome était presque terminé au début du conflit. J’en étais à la couleur. Il y a malgré tout des similitudes dans toutes ces mécaniques d’engagement. C’est perpétuel, on ne les a pas inventées, elles continueront. Comme le fait que des gens ont une conscience des enjeux et vont se battre en Espagne ou en Ukraine par dévouement. Même si le constat de ce que cela a engendré est décevant.
Raison et affect
Il ne faut cependant pas sombrer dans le « C’était mieux avant. » Se garder du regard rétrospectif qui juge avec les connaissances d’aujourd’hui. Matteo garde sa cohérence parce qu’il est pleinement dans son époque. Il réagit aux événements, aux situations en fonction de son affect. Certains pensent que c’est le raisonnement qui doit toujours imposer sa loi. En suivant cette voie on en arrive aux pires horreurs. Les dirigeants des Khmers Rouges avaient étudié à La Sorbonne !
Et l’on rejoint ici Talpa dénonçant la rengaine « Il faut regarder la réalité en face ». Réalité faite de chiffres, de statistiques, de courbes désincarnées et soi disant indiscutables.