La littérature de voyage et La route Bleue
29 juillet 2021Conversation avec Lionel Bedin, arpenteur averti de littérature de voyage, qui a créé l’association La route Bleue.
Association La Route Bleue : www.laroutebleue.net Photo Lionel Bedin et Kenneth White Montpellier 2009
Promouvoir la littérature de voyage
Lionel Bedin, quel est l’objet de la route Bleue?
C’est la promotion de la littérature de voyage et des écrivains voyageurs. En proposant aux organisateurs d’événements littéraires (libraire, médiathèques, festivals, etc.) des animations diverses : rencontres littéraires, conférences, chroniques sur un site internet, etc. J’insiste : il s’agit bien de promouvoir une certaine forme de littérature, et non pas le voyage.
Les moyens d’action de La route Bleue
L’association est née en 2009. Depuis 2006 je m’intéressais à la littérature de voyage. J’ai fait des conférences pour partager cette passion. Je me suis vite aperçu qu’il faut un statut pour travailler avec des structures comme les médiathèques, avec l’administration. L’association est née dans ce but. Elle permet des échanges, des animations pour contacter le grand public via les libraires, les médiathèques. En conférence, je peux partir d’Hérodote pour arriver à Sylvain Tesson, parler de Rousseau, de Stendhal, de Marco Polo. L’association propose aussi des lectures à voix haute sur des thèmes déjà établis, comme le départ, le voyage dans les Alpes ou bien sur mesure.
Ça nécessite une masse d’informations assez incroyable.
Je crois, oui. J’ai d’ailleurs écrit un livre qui s’appelle Brève histoire de la littérature de voyage parce qu’il n’y a pas de synthèse pour le grand public sur le sujet. La démarche y est celle d’un amateur éclairé.
Retour au début de la route : Kenneth White
La route bleue est un hommage à Kenneth White ?
Je me suis aperçu un jour que je m’intéressais à un genre littéraire, la littérature de voyage, aux écrivains voyageurs. La littérature du réel, de l’ailleurs. Des gens qui vont ici ou là, contraints ou non et qui racontent ce qu’ils ont vu, entendu, ressenti. En lisant les récits de Kenneth White comme La Route bleue ou les Cygnes sauvages, je suis tombé de ma chaise. C’est exactement ce que j’aime, me suis-je dit, ce que j’ai envie de lire, de faire lire aux gens. Comme j’étais proche de la direction artistique d’un festival, j’ai suggéré d’inviter Kenneth White. C’était au Grand Bivouac à Albertville, en 2006. Nous nous sommes revus ensuite trois ou quatre fois dans des festivals. La route Bleue est effectivement un hommage à l’homme et à sa littérature.
Sortir des autoroutes de l’information et de « la culture »
Comment définir la dimension poétique de Kenneth White ?
Il se définit lui-même à partir de trois axes : la poésie, l’essai et le récit de voyage. Au départ, ce sont ses récits de voyage qui m’ont attiré. Ce n’est pas une question de vocabulaire poétique mais plutôt de sens qu’il donne à ses textes. Avec la littérature du réel et de l’ailleurs, sortons des autoroutes de l’information. Les routes bleues sont notamment celles du Canada, du Labrador. Qui vit là-bas ? Que pensent les gens ? Pourquoi ce lac a-t-il changé de nom ? Il s’agit de raconter ce qu’on a vu ailleurs. Le réel prime sur la fiction.
Fiction, vérité et profondeur
Dans ce cas le réel ne se réduit pas à la surface des choses. En creusant on atteint une densité plus intéressante que la fiction.
Il y a un objectif didactique mais raconte-t-on jamais la vérité ? Nicolas Bouvier écrit L’usage du monde dix ans après avoir perdu une partie de ses carnets. Où sont la réalité, le réel, la fiction ? Chateaubriand n’est sans doute jamais allé au bord des chutes du Niagara.
S’il n’est pas utile d’inventer, on ne reste pas à la surface des choses. L’expression « écrivains voyageurs « est née dans les années 80. Elle vient des récits de Bruce Chatwin, ou de Paul Theroux, pour qui la vision allait au-delà de la superficialité. Ces écrivains anglo-saxons sont à l’origine de tout un pan de la littérature de voyage. Ils ont adopté dans leurs récits – publiés notamment dans la revue Granta – les techniques du roman : dialogues, monologues, descriptions. Une façon dynamique de proposer les choses.
En France, Michel Le Bris a créé la revue Gulliver pour publier ces auteurs, et le festival « Étonnants voyageurs » de Saint-Malo pour les inviter, avec Jacques Lacarrière, Nicolas Bouvier, Kenneth White et autres écrivains voyageurs français.
La littérature davantage que le voyage
Comment définir un voyageur aujourd’hui ?
Dans littérature de voyage, le mot clé est littérature. Je ne suis pas un voyageur mais un lecteur. Racontez-moi un truc, j’irai jusqu’au bout si ça me plaît. Je voyage par procuration en me fichant de savoir où ça s’est passé, à pied, à cheval ou en voiture, ça m’est égal. Je lis.
La lecture, en soi, est un voyage.
Voyage intérieur, voyage intellectuel, le mot voyage désigne aussi l’ailleurs, la confrontation avec la vallée d’à-côté aussi bien qu’aller au loin.
Il y faut toujours un narrateur ?
Dans le récit de voyage, oui. Mais il y a d’autres solutions : la poésie, la correspondance, le rapport à la personne qui a commandité le voyage ou l’expédition.
Retrouver la faculté d’étonnement
Alors que nous sommes saturés d’informations, la littérature de voyage est faite d’étonnement, de découvertes.
Il y a eu des explorateurs à toutes les époques. Je trouve extraordinaire de les lire aujourd’hui. Quand Jean de Léry voit pour la première fois un crocodile il essaye de le décrire. Une grosse bestiole avec des écailles.
Quand Hérodote ou Marco Polo racontent leurs histoires, que se passe-t-il ? Marco Polo qui dit avoir vu des verres passer d’une table à une autre a-t-il vu l’œuvre d’un magicien ? Ce n’est peut-être pas si merveilleux que ça. Qu’a-t-il vu exactement lorsqu’il parle de monstres dans les Mers de Chine ou d’ailleurs ? C’est encore plus compliqué avec Homère. Hérodote a raconté le monde qu’il a pu voir et, quand il n’a pas pu voir, il a raconté ce qu’on lui a raconté. Et tous ces récits ont été orientés par le poids des religions.
Il faut mentionner que la littérature de voyage a connu un vrai succès au 19°siècle en France avec des revues comme Le Tour du Monde. Des explorateurs y racontaient leurs voyages sous la forme de feuilletons.
Une esthétique
La vision est associée à un style.
Oui, puisque c’est de la littérature. Ce n’est pas une notice de montage d’un meuble. Il y faut une volonté artistique, esthétique. Michel le Bris disait que la littérature n’a peut-être pas le pouvoir de changer le monde, elle a par contre celui de nous le donner à voir.
Alors regardons-le à travers les récits de voyage, anciens ou récents. Cette littérature est une fenêtre ouverte sur le monde, comme le dirait Kenneth White.
L’aventure n’est pas le voyage !
Le public est saturé plutôt de reportages…
Et de récits d’aventuriers surtout.
Aujourd’hui les relations de voyage descriptives ou subjectives ou sentimentales ne sont plus nécessaires car on peut tous aller à Venise et l’écrire. Les lecteurs et les lectrices se tournent vers des récits d’exploits ou d’aventures, c’est dans l’air du temps. Qui lit aujourd’hui le Voyage à Rome de Stendhal ?
Est-ce que de jeunes écrivains contemporains font partie de la veine de la littérature de voyage ?
Je ne souhaite pas citer de noms ici. Mais bien sûr des écrivains voyagent toujours et écrivent toujours leurs voyages, et, dans ce genre littéraire comme dans d’autres, bouleversent les codes ou restent très classiques. À chacun(e) de trouver le bon livre ou le bon auteur qui le/la fera voyager…
Le mot de Talpa
Enchaînons avec la notion de vérité. Alain Rey fait malicieusement remarquer que l’on peut dire à quelqu’un ses « quatre vérités. Laquelle est la bonne ? L’étymologie du mot voyage, elle, nous renvoie au « viaticum » latin, devenu viatique : argent et provisions nécessaires au voyage. Andrea Marcolongo cite Pavese « Le métier de vivre n’est autre que le métier de voyager. Au Tibet, le voyage n’est autre qu’un retour à l’essentiel. »Le voyage n’est donc pas l’aventure-« nous verrons bien comment ça se passe »-ni un pèlerinage et encore moins des vacances (…l’absence au sens étymologique »… Le mot aurait la force de « nous pousser à nous débarrasser bien vite de ce dont nous n’avons pas besoin, lorsque nous sommes véritablement en voyage. »
Association La Route Bleue : www.laroutebleue.net et Kenneth White http://www.kennethwhite.org/