La musique enregistrée
14 novembre 2025Conversation avec Thierry Saint-Solieux qui présente la particularité d’être un discophile achevé et un pataphysicien dans l’âme. Thierry aime lancer les Cd qu’il écoute en amateur averti qui en vaut deux. La vivacité de son esprit procède en arborescence, associant l’érudition vécue et le jeu de mots toujours bienvenu. Avec un tel interlocuteur, la conversation relève de l’aventure permanente ; elle tourne cette fois-ci autour de la musique enregistrée.
La conversation sera diffusée en plusieurs entretiens. Voici le premier
Thierry, tu as un intérêt particulier pour les enregistrements oubliés des chefs d’œuvres de la musique classique.
J’ai déjà un intérêt pour les enregistrements. Je suis persuadé que le disque reste un véhicule de la culture. Il y en avait beaucoup à la maison. Il y a même eu le passage d’un standard à l’autre, 78, 45, 33 tours. Je me souviens des beaux coffrets d’enregistrements d’opéras ; ils coûtaient très cher. L’enregistrement d’une Flûte enchantée était le reflet d’une exécution au festival de Salzbourg dans des décors d’Oscar Kokoshka. Le coffret était presque un objet d’art.
Notre époque connaît de plus en plus la dématérialisation. Tu considères que le support, l’objet lui-même est important.
Je pense, oui. La démocratisation de la musique a été le 45 tours. Le disque impose un rituel. Le 33 tours, tu le sors de ta discothèque, tu sors le disque de sa jaquette, de sa pochette protectrice, tu l’examines, tu le poses et fais démarrer le tourne-disques. Tu essuies le 33 tours avec une brosse, tu poses le bras de la platine et tu vas t’asseoir. C’est un rituel, même pour des gens qui ne possèdent pas de platine ; ils achètent des 33 tours pour retrouver un sens du rituel qui passe par l’objet matériel. À la Fnac on vend des cadres pour mettre au mur des 33 tours.
C’est paradoxal parce qu’il était logique que la musique soit la première à se dématérialiser dans tout le spectre de la culture. Et en même temps les gens sont attachés à l’objet ou redécouvrent ce pouvoir de l’objet.
Le disque est donc un véhicule de la culture dans le sens aussi où sa mission a changé. Au début, il répondait à une intention scientifique, pour analyser une voix, par exemple. Il n’y avait même pas de dimension patrimoniale. Et on a découvert que ça pouvait préserver l’art de la musique et du chant. On gardait aussi, par ce moyen, les traces des grands hommes du passé.
La technique évoluant dans le bon sens…- Un peu comme avec le cinéma, c’est un outil dont on ne savait pas trop quoi faire à ses débuts- … on a donc découvert que l’enregistrement pouvait être un moyen de préservation de l’art dans les années 20. Un producteur de His master’s voice, Fred Gaisberg a eu l’idée un peu folle d’enregistrer les plus grands artistes de son époque, et même d’envisager des intégrales. Il faut rappeler qu’à cette époque, un 78 tours, c’était 3 minutes par face. À la moindre erreur, en plus, tout était fichu ! Il fallait recommencer tout l’enregistrement. Ils ont quand même réussi une anthologie des lieder de Schubert, ou une intégrale des sonates pour piano de Beethoven par Artur Schnabel. 32 sonates ! C’était une prouesse ; et puis ça représentait des kilos de disques !

