Le Prophète

Le Prophète

20 octobre 2023 Non Par Paul Rassat

Zeina Abirached met en images Le Prophète de Khalil Gibran. Elle fait ainsi découvrir ou redécouvrir un texte centenaire à la portée toujours pertinente. Le jeu entre le dessin et le texte nous emporte dans un mouvement graphique et spirituel.

Rencontre avec Zeina Abirached.

Le don

Comme il est impossible d’aborder tous les thèmes traités dans Le prophète, peut-être que celui du don constitue un axe central. Alain Caillé écrit que le don consiste à s’adonner, à se donner pleinement.

Ce que vous dites me touche parce que le récit du Prophète commence au moment précis où le bateau qu’il attend depuis douze ans pour retourner chez lui, sur son île natale, arrive enfin. Plutôt que de se précipiter vers l’embarcadère avec sa valise et ses baluchons, il est saisi d’un moment de silence et se demande «  Comment partir le cœur léger ? » Le livre est une réponse à cette question, une réponse par le don parce que, pour monter sur ce bateau, il doit passer par la transmission. Il prend le temps de s’asseoir avec tous les habitants qui l’ont rejoint et de transmettre la sagesse qu’il a accumulée pendant ces douze années passées à arpenter leurs rues. Il devient prophète au moment précis où il doit partir. Pour pouvoir partir, il décide de transmettre et c’est dans cette transmission qu’il devient prophète. Tout se rejoint.

Question d’équilibre

Il y a des moments extraordinaires qui fondent plusieurs temporalités, comme à la fin de Cent ans de solitude. Vous-même êtes devenue prophétesse ? (rires).

Je n’irais pas jusque-là! Vivre avec ce texte pendant les deux ans du travail de découpage et du dessin a été un accompagnement très fort. Je dis dans l’avant-propos que ce texte ne m’était pas familier.

L’avant-propos est d’ailleurs très complet, très dense.

Je voulais que le dessin accompagne le texte sans jamais le trahir, qu’il en dise suffisamment mais pas trop pour que le lecteur puisse projeter son imaginaire. Il fallait trouver un équilibre. Le noir et blanc donne aussi une image très graphique qui permet au lecteur de s’inviter.

Le jeu entre instinct et construction

On y relève une inspiration orientale, japonaise… Comme le dessin ne pèse pas, il prend une dimension universelle.

Certaines images sont très instinctives, elles s’imposent à moi sans que je sache vraiment pourquoi mais elles doivent répondre à quelque chose. D’autres sont très construites. Chaque trait de crayon y est pesé et correspond à un choix calculé. Ne serait-ce que la représentation du Prophète lui-même.

Il est intemporel.

Il fallait qu’il puisse appartenir un peu à tout le monde, que son visage soit suffisamment ouvert pour se l’approprier. Les paysages, la faune, la flore…sommes-nous en Méditerranée, au bord d’un océan ?

Le mouvement

 Nous sommes chez les Phéniciens, en Grèce, dans l’Antiquité, dans la mythologie…

La référence japonaise me fait plaisir parce que les estampes japonaises sont extraordinaires pour moi. Il y a de l’art déco aussi, de l’enluminure orientale. Le rythme noir et blanc a quelque chose d’une scansion dans la manière dont l’un et l’autre se marient.

Vous rendez aussi en permanence la notion de mouvement qui fait vivre votre travail.

Ça me touche d’autant plus qu’il n’y a pas de troisième dimension dans mon dessin, pas de perspective. L’enjeu était important parce le mouvement traduit une temporalité : tout le récit se déroule en une nuit. On est pris de la tombée de la nuit jusqu’à l’aube.

Le temps, la vie

Vous êtes Shéhérazade !

Il y a un peu de ça, oui. Le déroulement du temps est très subtil et fondamental pour la structure de l’ouvrage. Lui-même est sur le départ, donc en mouvement.

Départ pour une île natale que vous situez sur un nuage !

Bien sûr ! (rire).

Ce récit est une métaphore de la vie, la nécessité de la transmission avant la mort.

Sa beauté réside dans ce que chacun peut le lire comme il le sent. Même si le texte est centenaire, il n’a pas vieilli dans la mesure où il ouvre de nombreuses interprétations.

Ne pas se contenter d’illustrer, mais danser !

D’autant plus que les mots sont des images, des métaphores, des figures de style.

La difficulté était donc que le dessin ne suive pas ces images systématiquement. Il ne s’agissait pas d’illustrer les images proposées par le texte mais de proposer d’autres portes d’entrée. Jouer de ces territoires du texte et du dessin a été passionnant. Je parle de danse, c’est un peu comme un tango.

On retrouve le mouvement dans les réponses qu’apporte le Prophète. Ses définitions ne sont jamais fermées, arrêtées ; elles jouent d’une dialectique qui renvoie aux autres et ouvrent un raisonnement.

C’est l’équilibre que chacun doit trouver. C’est dans ce mouvement de balancier (que vous faites en me parlant) que chacun peut trouver sa vérité à l’intérieur d’un spectre proposé. Le texte est encore très vivant aujourd’hui pour cette raison.

Le Liban, terre, elle aussi, de rencontres

Votre pays d’origine, le Liban, est une terre de rencontres, de conversations entre des fois et des cultures différentes. Il en est né, pendant longtemps, un équilibre.

Une souplesse de la pensée typiquement de chez nous. Dans Le piano oriental je dis que le Liban est si petit que quand on veut le montrer sur une carte il disparaît sous notre doigt. C’est vraiment un confetti qui a cependant été traversé par des cultures, des langues diverses, un peu comme cette falaise que décrit Gibran. Au bord de la mer, avec des montagnes qui s’y jettent. Le littoral permet le mélange. La langue officielle du Liban est l’arabe, mais on parle le français, l’anglais.

Mettre au jour, révéler

À un moment, il est question de trouver la forme de son âme dans la pierre. Penone affirme qu’il dégage de la matière les formes qui s’y trouvent déjà.

Picasso disait un peu ça, lui aussi.

C’est aussi un peu votre travail, d’aller révéler ce qui est dans le texte.

Il y a quelque chose de ça. Un travail de mise au jour à travers des strates géologiques dans cette manière de dessiner. Les pages très abstraites, ou denses évoquent un peu la philosophie soufie. Le noir et blanc donne cette possibilité qui touche à la philosophie.

Le chemin du jeu

Et vous vous amusez…

Je m’amuse beaucoup…

À tourner autour de la forme ronde.

Il me fallait trouver mon vocabulaire graphique qui soit au juste endroit par rapport au texte. Nous avons choisi cette très belle traduction de Didier Sénécal parce qu’elle est très simple, un peu à l’os contrairement aux traductions précédentes très fleuries. Elle laisse de la place au jeu, à l’ouverture.

Place au spirituel, à la réflexion humaine

Votre travail permet de découvrir un texte que je croyais dégoulinant de bienveillance. Vous montrez qu’il est très profond et bien au-delà des modes du développement personnel ou de la foi présentée comme un placement de produit. Le titre, Le prophète, peut d’ailleurs provoquer une confusion.

Le texte est avant tout spirituel et très humain. Au début, le Prophète a un doute qui le rend très proche, très humain. On aurait pu imaginer un vieux sage…

Qui dirait comme certains politiques «  Je vais vous expliquer. » (rires)

La structure est assez rigide, questions-réponses, mais l’ensemble reste très ouvert.

Un Prophète qui accompagne

Même si le texte est centenaire, il résonne parfaitement avec l’actualité.

Hélas ! En tout cas, ce récit peut constituer un refuge, une distance par rapport à cette actualité.

Votre travail avec Le Prophète vous a rendue plus « sage » ?

Bien sûr ! (rire sonore).

Si vous êtes allée vers ce genre de texte, c’est que vous avez une aspiration à la philosophie ou à la sagesse.

Comme tout le monde. Moi aussi, j’ai découvert un texte sur lequel j’avais beaucoup d’a priori. Je ne l’avais jamais vraiment lu auparavant. Certains commandements ont constitué les points de départ d’une réflexion que je continue à mener aussi bien dans ma vie personnelle que dans le dessin.