Les pervers prospèrent
8 mars 2025Deuxième texte dans la série Le centre du monde. Celui-ci est consacré aux pervers qui prospèrent. Écrit il y a déjà un certain temps, il tombe à pic.
Le sacré
La mécanique quantique nous montre que la notion de centre est erronée. Les particules dansent, créant toujours de nouveaux liens entre elles. L’idée même d’un centre qui fixe l’organisation du monde permettrait de figer celui-ci, à tout le moins l’appréhension que nous en avons, afin de nous rassurer et de nous faire croire que nous avons prise sur lui. « Se non è vero, è bene trovato. »
Le centre serait un artifice permettant d’organiser l’ensemble, et, conséquence plus ou moins logique, de le hiérarchiser. Ce centre-là n’est plus à égale distance de tous les points d’un cercle, mais au sommet. La société des siècles passés était à l’image des représentations religieuses. Le roi tout en haut, les nobles, de clergé, le tiers état tout en bas. Dieu, les anges…. le troupeau des croyants. L’organisation de la cordée ou du ruissellement telle que nos dirigeants nous la présentent découle directement de cette vision arrêtée de la société.
Les fameuses « valeurs »
Dans son livre est Ceci n’est pas qu’un tableau : Essai sur l’art, la domination, la magie et le sacré Bernard Lahire écrit : Tout ordre social hiérarchisé est structuré par des rapports de domination. Il repose sur des « valeurs » collectivement admises ou respectées, des croyances collectives en l’importance de « biens » (moraux, culturels ou matériels) ou de « pratiques ».
Ces valeurs constituent le domaine du sacré et se distinguent du profane. Les dominants tissent des liens permanents avec le sacré et renvoient les dominés du côté du profane. Ils tirent leur légitimité du sacré. Ce réseau de relation au pouvoir en perpétuelle évolution se présente comme des états de faits. Une complicité existe entre dominants du passé et du présent unis par la même relation au sacré pour asseoir leur domination que les dominés subissent…
Enfumage
Toutes sortes de gradations existent à l’intérieur de ce rapport de force dominants/dominés. Les premiers captent à leur seul profit la dimension sacrée. Ils en tirent des propriétés symboliques qui dépassent leur personne : prestige, charisme, charme…Ils bénéficient de la puissance que leur reconnaît le groupe. Une désirabilité collective se forme pour des choses de valeur. Elle participe à l’intériorisation de la séparation entre le principal et le secondaire… Le signifiant et l’insignifiant, le remarquable ou l’exceptionnel et l’ordinaire, le légitime et l’illégitime, c’est-à-dire entre le sacré et le profane. Rituels de rattachement au sacré, d’appropriation sont en lien avec des stratégies dynamiques. »
La fable des abeilles
Dans ce système, le centre devient le haut. Ce désaxement produit des déséquilibres permanents censés servir de moteur à la société : ceux qui sont en haut font des efforts pour y rester, ceux qui sont en bas en font pour monter et toucher, voire obtenir leur part de sacré.
C’est ici qu’intervient Dany-Robert Dufour avec Baise ton prochain Une histoire souterraine du capitalisme. Après La fable des abeilles, Dany-Robert Dufour analyse Recherches sur l’origine de la vertu morale publié en 1714 par Bernard de Mandeville.
Le vice devient vertu
Nos sociétés ont quitté un fonctionnement soumis à une transcendance (Dieu, la monarchie…) pour une immanence « moderne ». « Les hommes n’ont plus eu à se reprocher leurs vices. » Au contraire « Ce sont les vices privés qui font le bien public » selon Mandeville. Vivre pleinement ses vices entraînerait la richesse transformée en vertu. Vivre en société nécessite cependant d’obéir aux lois. Comme il est impossible de payer tout le monde correctement, il est nécessaire d’utiliser une monnaie qui ne coûte rien : la parole, la flatterie. Et c’est ainsi que les vertus morales ne valent qu’autant qu’elles sont liées à la flatterie.
« Il n’est donc rien de plus inauthentique que ces vertus puisqu’elles reposent sur le plaisir donné aux individus de passer aux yeux des autres pour ce qu’ils ne sont pas, au point qu’ils vont croire eux-mêmes à leurs propres vertus…Les hommes ne sont pas là où ils pensent. »
Les pervers prospèrent
Selon Mandeville toujours, il y aurait trois classes d’individus. Les premiers ne croient pas en ce système et recherchent des plaisirs personnels : voyous, voleurs…La deuxième répond à la flatterie et pense s’élever en « prenant autrui en considération. Et en acquérant ainsi une bonne image d’elle-même. Une image flatteuse. La troisième est composée de pervers qui font semblant d’obéir à la loi pour « profiter du prestige des vertueux et afin d’en tirer tous les bénéfices possibles. » Ils peuvent ainsi diriger les affaires et gouverner grâce à l’organisation de la société en structure centralisée et hiérarchisée.
Cherchez les pervers
Au « Je pense donc je suis » de Descartes, Lacan substitue un « Je pense où je ne suis pas », lieu de l’inconscient. Inconscient que notre système politique capitaliste utilise à merveille. Allons voir ailleurs si j’y suis ! En faisant du tourisme, en me décentrant pour acheter, consommer, me divertir…Parmi les « pervers » le lecteur reconnaîtra aisément quelques dirigeants de classe internationale. Assistés, chômeurs font bien sûr partie des stigmatisés. Les flattés sont heureux d’avoir d’eux-mêmes et de partager entre eux cette image positive qui les légitime. Les « pervers » font construire des prisons pour y enfermer ceux qui, contrairement à eux, ne savent pas jouer au billard à trois bandes et cherchent à satisfaire trop directement leur recherche de plaisir.