L’usage du monde
20 février 2025 0 Par Paul RassatSamuel Labarthe dit, porte L’usage du monde de Nicolas Bouvier jusqu’au 23 février 2025 au Théâtre de Carouge. Titre magnifique car ambivalent. Pratique signifie coutume, habitude, façon d’utiliser. Mais on peut comprendre aussi que c’est le monde qui nous apprend à user de nous-mêmes. On est, heureusement, très loin de termes comme « s’approprier » !



Conversation d’après spectacle avec Samuel Labarthe
Quel plaisir avez-vous à dire le texte de Nicolas Bouvier ?
Le même plaisir que j’ai eu à le lire. Quand on a des chocs de littérature comme ça, on a envie de les répéter. J’ adorais lire des histoires à mes enfants quand ils étaient petits. L’exercice n’est pas très éloigné : lire des livres que l’on aime, les partager…
…nous étions donc enfants ce soir, et nous écoutions…
… exactement. Vous savez, un public a cinq ans d’âge normalement. On doit retrouver notre condition d’enfant et se laisser entraîner sur la route. Là, en l’occurrence, on est allés jusqu’à Kaboul ce soir.
Qui fait partie des noms que l’on connaît aujourd’hui pour d’autres raisons, de guerres, de conflits.
Ce texte a septante ans aujourd’hui. Trente élèves devaient venir ce soir, ils en ont été empêchés. Mais, les autres soirs, je vois dans les yeux des jeunes qu’ils découvrent un monde qu’ils n’imaginaient pas ! Un monde neuf, dans lequel on pouvait traverser les frontières sans trop de problèmes, qui n’était pas encore radicalisé, immense et encore inconnu. Il n’avait pas encore été vu depuis la lune.
Chaque soir vous redécouvrez le monde.
Oui. C’est une belle philosophie.
Deux spectatrices d’un certain âge félicitent Samuel Labarthe : « Merci, nous avons eu beaucoup de plaisir. « Réponse : » C’était le but, sans les désagréments du voyage. »
C’est aussi un voyage intérieur. Certaines phrases sont tellement justes qu’elles nous arrachent des cris intérieurs. Ça parle tellement à chacun d’entre nous. Du particulier il mène à l’universel. C’est ça les grands auteurs, pour moi.
Le texte, on sent que vous le vivez, mais lorsqu’il est question de la beauté de la jeune servante.. !
Il dit qu’il n’est pas insensible à la beauté dans son ensemble. Il ne devait pas tous les jours, sur le trajet, rencontrer autant de grâce et de beauté. Comme il le dit, il en faisait provision, c’est joli. En observateur, pas en voyeur.
Il observe cette beauté à l’insu de la jeune fille, comme il écoute le poème dit par un commerçant à l’insu de celui-ci. Ces instants « volés » semblent plus beaux.
Oui, comme l’œil du photographe qui va prendre un instantané. Cartier Bresson qui va prendre une photo dans la rue. Le baiser de Doisneau, on pensait que c’était un instantané mais il est mis en scène… Le texte de Nicolas Bouvier serait moins beau si l’on n’avait pas la preuve dans le livre qu’il allait vers les autres. Qu’il provoquait la rencontre. C’est un livre sur la fraternité, l’altérité. Voyager consiste à laisser les scènes se dérouler sans intervenir, sans abîmer et tout arrêter par sa présence.
C’était de l’écologie humaine.
Thierry Vernet écrivait déjà dans les années cinquante des textes sur l’écologie. Il faut lire ses lettres. Notamment celle qu’il envoie à Nicolas avant de partir : « Il faudrait qu’on puisse aussi parler de la préservation des sols… » Il était déjà très sensible à ça.
Quelques phrases notées à la volée
— On croit qu’on va faire un voyage, mais bientôt c’est le voyage qui vous défait.
— On chemine à travers des paysages qui ont l’avantage de ne pas changer sans avertir.
— Les nourritures du corps et celles de l’esprit ont partie liée pour que le feu du voyage vous traverse.
— Jamais le travail n’est si séduisant que quand on est sur le point de s’y mettre.
Arrivée à Téhéran ( attaquer les villes par le bas)— …des odeurs fortes, des sourires ébréchés, des bossus fraternels.
— Les mouches d’Asie, gâtées par ce qui meurt et par l’abandon de ce qui vit.
Découverte réciproque
Poésie, musique, langues, fraternité, odeurs, couleurs : le voyage est nourrit par les sens qui nourrissent l’esprit en une boucle ouverte et permanente. Le sens de la formule et l’humour, associés au sens de la formule et de l’image complètent l’aventure. Avec ce contre-point espiègle : dans quel pays d’Asie cet interlocuteur parle des sommets si hauts de la Suisse, des vallées si profondes et si sombres que les Suisses portent des montres lumineuses. La découverte est réciproque, et surprenante !
Envolées intérieures
« Même si l’abri de ta nuit est peu sûr et ton but encore lointain sache qu’il n’existe pas de chemin sans terme. Ne sois pas triste » Hafiz de Chiraz
« Comme une eau, le monde vous traverse et pour un temps vous prête ses couleurs. Puis se retire, et vous replace devant ce vide qu’on porte en soi, devant cette espèce d’insuffisance centrale de l’âme qu’il faut bien apprendre à côtoyer, à combattre, et qui, paradoxalement, est peut-être notre moteur le plus sûr. » Nicolas Bouvier