Opposés et démocratie
29 novembre 2022Serions-nous tous bipolaires ? Nous sommes en tout cas très souvent l’opposé de ce que nous annonçons être. Pas le contraire car celui-ci exclut l’existence contraire de son autre . L’opposé, à l‘inverse, établit une correspondance, une conversation plus ou moins consciente avec son autre pôle. Les contraires s’excluent. Les opposés cohabitent plus ou moins harmonieusement. De nombreux dirigeants et élus souffrent de cette pathologie qui consiste à fantasmer ce qu’ils sont, souvent à l’opposé de ce que montrent leurs actes. Talpa elle-même prétend creuser [ Talpa, la taupe en latin] alors qu’il lui arrive de s’étaler, voire de s’étaler de tout son long.
Un moi fantasmé
L’auteur de ces lignes est passé par trois associations à vocation culturelles. L’appellation même d’association peut laisser espérer la volonté d’associer, de relier, de consulter, de partager en vrai et pas que « pour de faux », pour l’affichage. Or à trois reprises les présidents fondateurs de ces associations, affichant cette volonté, agissaient à l’opposé. Rouerie ? Mensonge ? Le scénario se répéterait trop souvent pour relever d’un artifice grossier et conscient. Il semble plutôt que les gens fantasment un moi qui élèverait ce qu’ils sont réellement. Une sorte d’autofiction inconsciente qui aide à vivre.
Dualité entre le moi affiché et le moi ressenti
On retrouve cette dualité dans bien des milieux. En politique, par exemple. Sinon il faudrait considérer que nombre de nos responsables sont des menteurs invétérés. Inimaginable ! Pensons à Nicolas Sarkozy déclarant chez les toons de Disney « Avec Carla, c’est du sérieux ». Avait-il conscience de l’opposition totale entre son propos et le lieu où il le proférait ? Lors d’une récente conversation avec un interlocuteur averti, celui-ci m’a parlé de clientélisme à propos des présidents de la Région AURA et du département de la Haute-Savoie. Il ne semble pas raisonnable de suspecter ces personnes d’appliquer des stratégies contraires à la démocratie qu’elles défendent. L’une d’elle ne cesse de dénoncer les assistés et en fabriquerait qui lui seraient directement redevables ? Impossible. D’autant plus impossible que le clientélisme flanqué de l’autoritarisme, poussé à l’extrême, serait réellement la négation de la démocratie.
L’anti pédagogie
Déclinons ces comportements dans le domaine de l’éducation nationale. Certains chefs d’établissement pensent que les représentants des enseignants au CA doivent voter comme eux. Ils font partie de la même famille. Ce faisant ils n’ont pas conscience de déborder de leurs fonctions mais pensent réellement défendre un intérêt commun. Comme ce principal de collège disant aux représentant des professeurs comment voter lors d’un conseil de discipline. La pédagogie elle-même est souvent conçue sur ce modèle. Elle serait l’art de la répétition…qui fait entrer l’élève dans un moule préétabli, le formate et lui enlève toute velléité d’esprit critique. La véritable pédagogie ne consisterait-elle pas, comme l’écrit Jean-François Revel, à ce que « Les bons professeurs forment de bons autodidactes » ? Mais alors, les professeurs pourraient perdre le « pouvoir » qu’ils croient détenir ! Ils préfèrent vivre dans un fantasme de transmission.
La médiocratie
C’est qu’il est difficile d’accepter ses propres limites. Et même de les discerner. Rappelons-nous le fameux principe de Peter. Il consiste à atteindre son plus haut niveau d’incompétence. De s’y maintenir et d’empêcher les autres, éventuellement plus compétents, d’accéder à ce statut, voire de le dépasser. C’est parfois ainsi que l’on maintient sur une liste électorale les affidés les plus médiocres et que l’on en chasse les esprits critiques qui feraient réellement avancer la réflexion.
Biais cognitifs, le coût des raccourcis
Autoritarisme, clientélisme, hiérarchisation maintiennent une cohésion dont le coût n’apparaît pas. Coût humain, coût d’efficacité à plus long terme que les mandats électoraux… Ce fonctionnement sabre toute forme de complexité. Il est vrai que celle-ci, elle aussi, a un coût. Ce que l’on appelle les biais cognitifs permet de gagner du temps et de l’énergie car sinon notre cerveau referait le monde pour chaque situation. Les fourmis s’organisent en suivant les phéromones de leurs consœurs. Ayant trouvé de la nourriture, celles-ci laissent des traces odorantes sur le chemin. Les autres les suivent et les renforcent au passage. Les phéromones disparaissent avec la réserve de nourriture. Les synapses qui relient nos neurones créent un réseau de plus en plus solide en fonction de l’usage que nous en faisons. Le réseau se relâche lorsque cet usage disparaît.
Lubrifier l’immobilisme
L’administration est notre plus grand biais cognitif. Elle est indispensable au fonctionnement d’un pays, d’une structure. Elle se sclérose quand elle ne devient qu’un système. Le premier objectif d’un système est d’ailleurs de se perpétuer. C’est pourquoi nos élus et représentants devraient sortir du fantasme qui les coupe d’eux-mêmes et de la réalité qu’ils nous conseillent de regarder en face, chiffres à l’appui. Nous aurions alors de véritables débats, des controverses constructives plutôt que les excès spectaculaires mais vides des médias. Disparaitraient ces précautions oratoires qui relèvent de l’artifice lorsque l’on évoque la bienveillance, le respect et l’écoute. Trois lénifiants qui deviennent à l’occasion des lubrifiants.
Altius Citius Fortius
Jusque dans le sport on retrouve ce fantasme qui relie les valeurs olympiques et le monde des affaires. Altius. Toujours plus haute la courbe de la rentabilité. Citius. Toujours plus rapide l’accumulation de richesses. Fortius. Toujours s’imposer plus fortement aux autres. Ce fonctionnement profite à ceux qui, consciemment ou non s’imposent, imposent leur point de vue. Et pensent servir la démocratie.
Un ersatz de démocratie
De tout ceci découle un semblant de cohésion, une apparence de démocratie. Lors de la dernière réunion de l’ Espace Citoyen du Grand Annecy, la question qui est revenue dans les discussions a été l’utilité de cette structure. Son utilité dépend beaucoup de ce que l’on attend d’elle. De ce qu’on l’autorise à faire. De l’intérêt réel et non affiché que lui portent les élus. Il paraît que certains d’entre eux pensent que cet Espace Citoyen coûte trop cher. Par rapport à quoi ?
Le cinéma de la réalité
Lionel Naccache explique que notre relation à la réalité elle la même que celle que nous entretenons avec le cinéma. Un film est une succession d’images séparées les unes des autres qui défilent au rythme de 24 par seconde. Notre œil et notre cerveau assurent la fluidité de notre perception. Peut-on considérer que la qualité de notre démocratie dépend de la fluidité, de la souplesse, de l’adaptabilité, de la résistance à l’évidence des parties qui la composent ?
Évidences et opposés
Tout le monde connaît la formule « Nul n’est censé ignorer la loi. » C’est une évidence. Tellement évidente que l’on pourrait y voir l’opposé de ce qui s’impose. Ceci donnerait « Puisque nul n’est censé ignorer la loi, la loi doit être accessible à tous. »
Démocratie, raison et progrès
Terminons par une ouverture. « L’homme raisonnable s’adapte au monde. L’homme déraisonnable s’obstine à essayer d’adapter le monde à lui-même. Tout progrès dépend donc de l’homme déraisonnable. » G. Bernard Shaw. L’homme vrai tente de s’adapter à lui-même plutôt que de s’imposer aux autres?