Outre

Outre

16 avril 2025 0 Par Paul Rassat

Je vous écris d’ailleurs, d’outre. Chateaubriand m’a de peu précédé avec ses Mémoires d’outre-tombe.

Un ami peintre m’a récemment offert une peinture. J’aurais dû me méfier parce que l’art est, n’est-ce pas, plus vrai que la réalité. Plus vrai ? Je ne sais pas, plus profond sans doute aucun. J’aurais dû me méfier parce qu’un ami et moi étions conviés à déjeuner chez cet ami peintre. Son épouse avait cuisiné un excellent osso bucco.

Rien d’alarmant jusque-là, me direz-vous. Mais à y regarder de près et à y réfléchir par la même occasion, l’osso bucco est un os troué, un os à trou. Et comme le disait naguère une élue : «  Quand c’est flou, c’est qu’il y a un loup. » Ce loup-là, c’est un accroc, un trou mal réparé. Notez qu’on peut tout aussi bien soutenir : «  Quand il y a un loup, c’est que c’est flou. »

Vous allez voir à quel point ce changement de point de vue est important.

Fraises et meringues accompagnées d’une crème épaisse, à la Suisse, ont servi de dessert et à faire glisser l’os percé. Et puis nous avons bavardé, digéré nos pensées en les échangeant à la sauce de l’amitié et de la convivialité.

Un bon moment ; jusqu’à ce que l’ami peintre m’invite à choisir l’une de ses œuvres. Il me l’a offerte. J’en ai été touché, ému, pénétré d’émotion. Je suis reparti avec.

Cette peinture, je l’ai installée dans mon bureau, au-dessus de mon bureau. Il faut dire que mon bureau est aussi ma chambre, à moins que ce ne soit l’inverse. La peinture est installée contre le mur, au-dessus de mon bureau qui se trouve dans mon bureau qui me tient lieu de chambre. À moins que ce ne soit l’inverse. Je ne me suis pas méfié en la choisissant. J’ai opté pour celle que je préférais parmi les œuvres exposées dans l’atelier. J’aurais dû me méfier. Il y a avait déjà eu le coup de l’osso bucco. Le truc percé à travers lequel il est possible de voir. C’est un plat rabelaisien qui t’invite à savourer la substantifique moelle pour voir ensuite à travers l’os. Pas de travers mais à travers, donc bien droit.

Toutes ces précisions liminaires-pour parler comme un élu qui dépose devant une commission d’enquête parlementaire- toutes ces précisions liminaires pour délabyrinther tranquillement les raisons qui me poussent à affirmer que je vous écris d’outre. Cet outre-ci vient du latin ultra, qui n’a rien à voir ni avec la politique ni avec les supporters de football ; il veut dire loin, de l’autre côté. Je vous écris donc de loin, de l’autre côté du tableau : je suis passé à travers ! Il est fascinant. Ce jeu des formes rectangulaires qui se superposent, se chevauchent, se pénètrent grâce aux couleurs m’a attiré, a capté mon intérêt, mon attention, mes neurones gustatifs de la réalité imaginative, et pof, je suis entré dans le tableau.  Il faut dire que celui-ci est, dans le même mouvement, séparé et uni en son centre vertical par trois traits qui n’en font qu’un. Une ligne verticale composée de deux traits bleu roi enserrant un liseré doré.

Le tout, rectangles et traits forme comme une porte, un seuil qui attire inévitablement le spectateur attentif.

J’aurais dû me méfier. Non seulement je suis passé de l’autre côté, mais je ne sais pas comment revenir. Si j’affirme que je vous écris d’outre, c’est parce que l’outre est cette poire pour la soif que l’on garde pour les situations difficiles. Et puis, me dis-je… parce que, de l’autre côté du tableau, je me parle, j’ai tout mon temps pour me parler, et puis il me semble, à y bien regarder, que cet outre et cette outre pourraient voisiner avec l’utérus. Et là, on est au bout du voyage, ainsi qu’au début. Retour à L’Origine du monde. «  Terminus, tout le monde monte dans le train ! » Le début et la fin ; la fin et le début. Le début qui n’est pas le commencement. Prendre le train en marche, sans destination connue. Passager clandestin.

J’aurais dû me méfier.