Paysages naturels et intellectuels
1 décembre 2023Antoine Perez publie Haïkus Paysages. La poésie y relie les paysages naturels et les paysages intellectuels entrelacés dans une pensée en perpétuel mouvement.
À l’origine
L’origine de ce livre ? Il fait suite à une performance collective que j’ai réalisée dans le cadre d’une manifestation qui a eu lieu en juin 2022. Il s’agissait de s’opposer à une retenue collinaire envisagée à La Clusaz. Des associations, des collectifs locaux, beaucoup d’habitants se sont mobilisés contre cette entreprise de destruction d’une parcelle forestière. Même si celle-ci n’est pas grande, elle est très appréciée, comme paysage, par les locaux et les autres. Elle comporte une zone humide qui héberge des espèces protégées. Il a été prétexté d’utiliser cette réalisation pour produire de l’eau potable : ce n’était pas le cas dans le projet initial. Il s’agissait d’alimenter uniquement les canons à neige. On n’est pas certain de l’efficacité de ces retenues, mais on sait qu’elles créent des déséquilibres.
La nature ?
On ne peut pas traiter la nature sans penser que nous en faisons partie. Augustin Berque et la mésologie nous apprennent que la nature est un vécu et non un environnement extérieur, avec la science surplombante…Le Grondement des cimes, comme s’appelait cette manifestation, se tenait à l’instigation de collectifs locaux, relayée par Les Soulèvements de la Terre, d’où sa portée nationale.
Le cheminement de la pensée
Je suis allé rencontrer les organisateurs pour leur proposer une performance artistique. J’avais sélectionné des mots en fonction des enjeux soulevés. Je les avais peints sur carton et découpés dans le cadre d’ateliers participatifs. Des structures volontairement tordues, brinquebalantes, ont été assemblées, toutes différentes. Une quinzaine de structures à partir de branches de noisetier,pour une cinquantaine de mots qui font écho à la réflexion de philosophes de l’environnement ou de gens comme Édouard Glissant à propos de l’archipelisation du monde, la créolisation des résistances, des modes de lutte de résistance… Ils ne les formulent pas comme je le fais. Je tire simplement des fils, je picore un peu partout pour poser des récits poétiques. Mon approche relève de la poésie, c’est pour cette raison que le titre de mon livre est Haïkus Paysages. Haïkus dont je ne respecte pas la structure. Je suis plutôt dans le cheminement de pensée hasardeux.
Il est question de « bruissement »
Baptiste Morizot utilise ce mot dans ses livres. Il parle du bruissement de la vie. Ce qui me fait penser alors à Vinciane Despret qui parle du phonocène : tous ces sons émis par les vivants, ou qui s’amenuisent avec la disparition de certaines espèces. Comme la disparition du chant des oiseaux. Les mots que j’affiche viennent de mes lectures : communs, héritage, communauté biotique, pensée holistique… Le « réel perforé » correspond à l’idée que tout est un maillage à travers lequel passent certaines choses. Tout n’est pas si lisse. Certaines choses sont compatibles, d’autres non. Notre pensée comporte des choses incohérentes.
Pensée en arborescence
Toute cette pensée en arborescence, tu l’exprimes par ces shémas.
Schémas dans lesquels mes flèches ont plusieurs statuts. Liens de cause à effet, oppositions. Elles ne sont pas univoques. Je ne donne pas de leçon : c’est une réflexion. D’autant que cette réflexion évolue au fil des rencontres et des discussions : elle est en mouvement. Il y a quelques années j’avais conçu une carte qui me présentait comme à peu près spécialiste en formes artistiques. C’était une forme de dérision par rapport à ces cartes de spécialistes. Certains trouvent bizarre, dérangeante cette approche. Pour moi, c’est une façon de dire « Je ne suis pas sûr ». Une phrase tirée du mouvement zapatiste dit « Nous marchons en nous interrogeant ». Nous nous interrogeons sur la pertinence de nos actes pendant que nous progressons.
Arabesques mentales
Beaucoup voudraient des solutions clés en main, proposées par d’autres, plutôt que d’avoir à réfléchir vraiment. Tes schémas sont la traduction d’une réflexion ouverte et permanente.
Schémas, cartes de réflexion, constellations de pensée, ils sont tout à la fois. Ils relient la pensée et l’œuvre d’art. Je retravaille mes notes afin d’obtenir un résultat que je garde dans un carnet. Parfois je les réalise en fresques murales, jusqu’à trois mètres par quatre. Les flèches s’y transforment en courbes, en arabesques, elles cheminent, prennent le temps d’arriver.
La fragilité de la vie
Cet aspect d’errance, d’improvisation et d’adaptation de la pensée me fait penser à la manifestation de La Clusaz. Les gendarmes m’avaient confisqué mes outils. J’ai dû bricoler avec des éléments que les manifestants m’ont donnés. D’où ce résultat original, une fragilité en regard de la force surarmée, suréquipée des CRS. Je retrouve là une expression de la fragilité de notre propre vie au sein des écosystèmes.