Rencontre avec Stéphane Victor, moteur de transmission
24 juin 2021La rencontre s’est faite par un ami commun…mais pas par hasard. Voileux moniteur de voile, sportif, ancien élève de l’école Boulle en atelier sculpture sur bois, Stéphane Victor devait forcément arriver dans l’équipage d’Espérance III dont il est fortement question ces jours-ci. Initiative et réalisation que Talpa apprécie car fusionnant passé, patrimoine, Histoire, savoir faire, technologie, pédagogie…Stéphane insiste aussi sur son passage par le scoutisme, école d’humilité, d’apprentissage, de respect des relations interpersonnelles, de la hiérarchie et de la nature.
Un père peu ordinaire
Quand tu es gamin et que ton père invite des copains les quelques fois où il est en France, Tazieff, Cousteau, Bombard, Leprince Ringuet, Jacqueline Auriol, Maurice Herzog, comme tu es bien élevé, tu ne dis mots, tu ouvres grands tes yeux et tes oreilles et tu écoutes. Tu t’imprègnes de philosophie, de discours, d’oppositions, principalement entre Cousteau et Victor. Tu t’ouvres au monde. Tu te rends aussi compte que ton père est un homme particulier. Il est adulé de tout le monde et totalement absent pour un fils.
« Qu’est-ce que vous avez comme chance ! Vous avez un père extraordinaire » m’a-t-on dit pendant des années. Et vous n’avez envie que de répliquer « Oui mais il est peu souvent là ! »
Paul Émile Victor, une vision
C’était sa personnalité ou bien y avait-il des enjeux plus importants ?
Il m’a rarement raconté d’histoires le soir. Il était dans un souhait de réussite empreint d’exigence et de perfection, à la hauteur des objectifs qu’il s’était fixés : positionner la France comme nation scientifique dans deux endroits totalement absents de cette recherche scientifique pour la France, l’Arctique au nord et l’Antarctique au sud.
Qui sont devenus des enjeux extraordinaires.
Ils le sont depuis toujours.
Le poids de la transmission
Est-ce que cette reconnaissance internationale, les enjeux que nous évoquons compensent au moins en partie l’absence paternelle ?
Ça ne compense pas. C’est une souffrance, une douleur, un poids de son vivant. C’est un exceptionnel legs du jour de sa disparition. Un enrichissement énorme avec lequel il faut vivre. Il n’est pas simple d’être le fils d’une personnalité, surtout le fils de Paul-Émile Victor… et d’Éliane Victor … et le frère de Jean-Christophe Victor … mais ce sont des personnes de la catégorie des “exceptionnels”, et c’est mieux ainsi!
On ne vous demande pas de chanter, de danser…
Non, mais on pourrait (rires). On me demande de lire des textes, d’intervenir, de faire des conférences, un peu moins avec le temps qui passe ; ce qui n’est pas pour me déplaire.
S’enrichir pour enrichir les autres
Une incise : Stéphane Victor a été touché par le COVID.C’est la 4° fois qu’il frôle la mort et en tire un “grand enrichissement, une hiérarchisation des priorités”. Il s’en est enrichi au lieu d’avoir uniquement subi. Un parallèle apparaît aussitôt entre cet épisode récent et la relation avec son père.
Chaque jour est un cadeau. Enrichissons-nous. Que puis-je faire aujourd’hui pour apporter quelque chose à quelqu’un ? Pour être meilleur ? Faire chaque soir le bilan et chercher à savoir ce que je peux améliorer, essayer de comprendre pourquoi j’ai réagi de la sorte.
La dimension spirituelle
Nous avions parlé au tout début de la conversation de sophrologie, d’inconscient, de perception globale de l’humain, du monde, de réalité cosmique…
Nous faisons partie d’un tout. Nous sommes un milliardième de poussière coincé entre la naissance et la mort. Aucun comportement humain irrespectueux ou indélicat vis-à-vis de quiconque, de quelque nationalité, religion, couleur de peau que ce soit n’est autorisé ni acceptable.
C’est ça être humaniste ?
Peut-être, avec une certaine touche religieuse. Je suis de famille protestante. J’allais au catéchisme parce que ça se faisait dans les bons arrondissements de Paris vers les années 60. Ceci du côté maternel puisque mes parents ont divorcé alors que j’avais 8 ans. Je me suis détaché par la suite de toute croyance, de toute pratique. J’ai cependant continué à entrer dans les églises pour leur aspect spirituel et pour y ressentir les ondes : la musique m’a toujours accompagné. Classique, lyrique, opéra…Ma grand-mère maternelle était professeur de chant. Ma mère écoutait tout le temps de la musique à la maison.
L’art de la conversation et les relations parfois difficiles
Il y a eu les conversations et la musique.
Les conversations avec papa mais aussi avec ma mère. Elle a été une grande personnalité du siècle dernier. Une des premières femmes à s’être intéresser à la condition féminine, et à en parler. Tous ces éléments de puzzle m’ont amené à être ce que je suis à partir du moment où j’ai fait l’effort de me demander pourquoi être là ici et maintenant.
Comment se construire ? Quelle est la part d’inné et d’acquis, pour simplifier?
La construction est délicate. Quand on est le fils de deux personnalités l’entourage n’est pas particulièrement tolérant. À l’école, il est même brutal, agressif. J’ai encore en tête des petites phrases. Celle de ce prof qui voit à la rentrée que je n’ai pas de « balustre », ce compas de précision « Vous, le fils du célèbre explorateur Paul-Émile Victor, vous n’avez même pas de quoi vous acheter un balustre ! » Tu es adolescent, pas trop moche, tu habites dans le 8ème arrondissement. Tes copines sont avec toi pour quelle raison ? Parce que tu es un beau mec ou bien parce que tu es le fils de ?
Trouver les outils pour créer son équilibre
Arrive un moment où se crée un équilibre ?
Non. Trouver sa place et imposer son prénom est très délicat. Autrefois j’utilisais cette métaphore : on m’a mis, ou je me suis mis dans un raft, dans un canoë dont je n’avais pas les pagaies. Rapides, accélération, j’essaye, je tourne en rond mais je n’ai pas les outils pour me diriger.
Cette impression d’être un peu perdu n’est-elle pas le propre des gens qui réfléchissent au lieu d’être dans des automatismes ?
Je n’étais pas perdu, je cherchais ma place. Je suis jumeau de ma sœur Daphné. Dans le landau où nous étions face à face elle avait souvent le dessus. Les filles sont souvent plus performantes et plus rapides que les garçons dans la progression scolaire. J’ai donc souvent manqué de confiance en moi. Ce penchant se retrouve lorsque je crée ma propre boîte dans les années 2000. Je présente mon projet à ma mère qui me répond avec sa grande délicatesse protestante « Allons, Stéphane, tu n’y arriveras jamais. »En réalité les conditions de création d’une société dans l’événementiel n’étaient pas favorables.
Apprendre à pagayer…même en station de ski !
J’ai parfois bénéficié aussi d’opportunités auxquelles je n’étais pas préparé. Il m’a donc fallu travailler deux fois plus. À l’école Boulle j’avais étudié archi, déco, sculpture sur bois, gravure cristal. Ayant fait mon service militaire ici, à Annecy, puis à Chamonix, à l’École Militaire de Haute Montagne, j’étais et suis toujours un bon skieur. Après avoir passé en montagne des années très fortes, très structurantes, avec des valeurs absentes à Paris dans le milieu très protégé et calfeutré des riches arrondissements, je ne me voyais plus dans la capitale. J’avais aussi besoin de m’émanciper de ma famille. J’ai été moniteur de ski l’hiver, animateur en été à la Clusaz. Le directeur de la station démissionne. J’étais bon skieur, je tenais bien le micro, on m’appréciait…je postule. On retient ma candidature. Sauf que gestion, management du personnel, relations avec les élus, avec le directeur des remontées mécaniques, implications budgétaires m’échappent totalement. Je n’avais aucune formation. L’École Boulle est du domaine artistique.
Les vertus de la montagne
Et « les bourrus de là-haut » ne font pas de cadeaux. Le Marseillais t’accueille à bras ouverts mais au bout d’un moment tu le cagasses et il te rejette. Le Savoyard (prononcé avec l’accent local), il t’accueille par le tout petit côté de l’entonnoir, il te regarde, il t’écoute, il ne dit rien. Si tu gagnes sa confiance, il s’ouvre un peu. Il te propose de prendre une soupe, de prendre un genépi, jusqu’au moment où il s’ouvre complètement. Là tu peux tout lui demander. Celui qui est au bord de la mer ne fait aucun effort pour voir l’horizon. Le montagnard doit aller de la vallée jusqu’au sommet. Je me sens davantage montagnard. On ne m’a pas fait de cadeaux mais je m’en suis sorti. J’ai beaucoup travaillé. Il y a des cycles dans le tourisme. Une forme de lassitude s’était installée. Ce cheminement m’a appris la confiance en moi. Aujourd’hui je peux faire une conférence devant cinq mille personnes sans problème. C’est une affaire de préparation physique, mentale, de la même manière que quand on se baigne en plein hiver dans le lac d’Annecy.
Se faire sa propre philosophie
Approche humaniste, cosmos, préparation mentale, il y a là un axe important.
J’ai quitté totalement le protestantisme. Je fréquente encore les églises pour son côté spirituel. Je vais souvent à Saint-Marcel, à l’Hermitage pour cette dimension, parce qu’y est liée aussi une histoire personnelle. Ce qui me rebute, en revanche, c’est la pensée unique que l’on peut retrouver dans bien des religions et ailleurs. L’accélération des communications, le débit des informations, l’interconnexion de tout avec tous est une chose effrayante et traumatisante. Ma sœur a pratiqué pendant des années, avant moi, le bouddhisme Nichiren Daishonin. Je l’ai pratiqué pendant trois ans environ jusqu’à ressentir une certaine lassitude, certaines contraintes et volonté d’embrigadement. J’ai donc adapté le bouddhisme à mes besoins quotidiens. J’en ai fait assez naturellement ma philosophie, pratiquant également la sophrologie. J’ai toujours fait du sport. J’ai développé une philosophie, un regard, une méditation et une analyse quotidiennes, une écoute, une bienveillance, une attention même si je sais pertinemment que je suis loin d’être parfait. Je suis contrarié par le désormais manque de civisme, d’éducation de plus en plus présent, l’agressivité latente que l’on peut trouver sur les bords du lac et à beaucoup d’endroits dans le monde.
Être véritablement relié
On revient finalement à la notion de conscience de soi qui permet d’être relié véritablement. De ne pas être n’importe qui ou n’importe quoi.
En réalité peu de gens me connaissent mais je ne peux pas me permettre de faire n’importe quoi. Je suis le dépositaire d’un legs exceptionnel.
Dans ce legs, nous pouvons revenir à l’action de Paul-Émile Victor et à ce qui en découle aujourd’hui.
Il a été un visionnaire, un précurseur. Il crée le groupe Paul-Émile Victor, en 74/75, pour la défense de l’homme et de son environnement. On retrouve sur le site de l’INA des interviews dans lesquelles il alerte : l’eau va être polluée, attention, il va y avoir des réfugiés climatiques, attention, la planète va se réchauffer, il y a trop de CO2, trop de méthane. Personne ne l’a écouté !
Faut-il être au pied du mur pour réagir ? La pandémie serait-elle aussi liée à l’ensemble de notre système économique et politique?
Tout est lié, avoir et garder ses valeurs est essentiel. Mes priorités absolues vont à ma famille, à mes amis proches qui se comportent avec respect et bienveillance.
Groenland 2017
Découvrir le monde, encore, toujours.
La conversation roule encore sur la notion de normalité, de norme et de liberté, de respect. Autour, les discussions vont bon train à la terrasse du café retrouvée. Le lac est tout proche, les montagnes aussi. On pourrait dire, à écouter Stéphane Victor « Tu es un gamin, tu as 68 ans et tu continues de découvrir le monde. »
Découverte, transmission dans l’esprit du Fonds de dotation Paul-Émile Victor qui porte le projet « 2021, l’été polaire ».