Rien est tout

Rien est tout

28 décembre 2024 0 Par Paul Rassat

Rien :  « Aziyadé » le rien qui n’est pas rien.

«  Un homme aime une femme… ; il doit la quitter, ils en meurent tous les deux. Est-ce vraiment cela Aziyadé ?.. ». Voici ce qu’écrit Roland Barthes dans sa préface au roman de Pierre Loti.

Rien

« Donc, il ne se passe : rien. Ce rien, cependant, il faut le dire. Comment dire : rien ? On se trouve ici devant un grand paradoxe d’écriture : rien ne peut se dire que rien ; rien est peut-être le seul mot de la langue qui n’admet aucune périphrase, aucune métaphore, aucun synonyme, aucun substitut ; car dire rien autrement que par son pur dénotant (le mot « rien »), c’est aussitôt remplir le rien, le démentir : tel Orphée qui perd Eurydice en se retournant vers elle, rien perd un peu de son sens, chaque fois qu’on l’énonce ( qu’on le dé-nonce). Il faut donc tricher. Le rien ne peut être pris par le discours que de biais, en écharpe, par une sorte d’allusion déceptive ; c’est , chez Loti, le cas de mille notations ténues qui ont pour objet, ni une idée, ni un sentiment, ni un fait, mais simplement, au sens très large du terme : le temps qu’il fait.

Ce « sujet », qui dans les conversations quotidiennes du monde entier occupe certainement la première place, mériterait quelque étude : en dépit de sa futilité apparente , ne nous dit-il pas le vide du discours à travers quoi le rapport humain se constitue ? Dire le temps qu’il fait a d’abord été une communication pleine , l’information requise par la pratique du paysan, pour qui la récolte dépend du temps ; mais dans la relation citadine, ce sujet est vide : on parle du temps pour ne rien dire… »

Fonction phatique

Ce que pointe Roland Barthes, c’est la fonction phatique du langage. On parle pour vérifier que la communication passe, que l’autre la reçoit. L’emploi intransitif des verbes partager et communiquer en est un exemple. L’essentiel est de partager, de communiquer. Quoi ? C’est secondaire.

Revenons à Roland Barthes. Ce que Pierre Loti « souhaite à son personnage… : être soi-même une partie de ce tableau plein de mouvement et de lumière. » Vouloir faire partie du tableau, c’est écrire autant que vouloir être écrit : «  abolition du passif et de l’actif, de l’exprimant et de l’exprimé, du sujet et de l’énoncé… » Le tout se fond dans une « dérive », dans un « flottement » de soi, de l’autre, du paysage, du désir réunis.

La gloire des petites choses

Et Denis Grozdanovitch de citer  dans La gloire des petites choses ce passage de la préface écrite par Barthes :

« Ce qui est raconté ce n’est pas une aventure, ce sont des incidents. L’incident est simplement ce qui tombe doucement, comme une feuille, sur le tapis de la vie ; c’est ce pli léger, fuyant, apporté au tissu des jours ; c’est ce qui peut être à peine noté : une sorte de degré zéro de la notation, juste ce qu’il faut pour pouvoir écrire quelque chose. Donc, il ne se passe rien. Ce rien cependant, il faut le dire… »

Faire de rien tout

Cette feuille qui tombe ! L’évocation de ce mouvement est à l’opposé des superlatifs, des hyperboles, de l’ego remplissant d’un vide supplémentaire le vide de la communication. Ce rien est à lui seul un tout, la légèreté de l’univers en suspens.