Travail poétique : William Laperrière

Travail poétique : William Laperrière

25 décembre 2024 0 Par Paul Rassat

William Laperrière travaille la poésie à travers le bois, les mots, le dessin. Le tout forme une façon d’être. La poésie, d’abord se vit, elle s’exprime ensuite par différentes voies, mais elle est d’abord le travail de soi. Travail poétique.

Rencontre avec William Laperrière. Ses livrets poétiques, pas encore édités, se nomment : L’ombre d’un reflet, Femme fleur et Homme fruit, Le langage du vent, La nature ne parle pas mais l’arbre, peut-être, L’empan ne dit mot, Le vent s’énerve, Chêne et charme, De l’encre et des plumes, Le corps et la caverne, Le paradoxe de la montagne. Les sous-titres, en désordre : poésies minérales, poésie de l’en-dedans et de l’en-dehors, poésie des origines, poésies de bois durs, poésies arbusives, poésies horizontales, poésie du paysage, poésies aérées, poésie nocturne, poésies sur un chemin de pierre et de plume.( Les photos sont tirées des couvertures des livrets).

Ton travail avec les mots procède comme celui du bois. Tu respectes la matière existante pour trouver la forme qui lui convient et te convient.

Mon point de départ dans l’écriture vient d’une exposition que j’ai faite en 1996 à la Chartreuse de Mélan. Un ami, critique d’art, refuse de m’écrire un texte pour le catalogue. Je l’écris donc moi-même, ce qui donne un résultat très personnel puisque je n’ai aucune compétence particulière comme critique d’art. J’ai plutôt écrit une histoire qui expliquait mon travail. J’ai apprécié cet exercice. Est-ce que j’étais le mieux placé pour parler de mon travail ? Pas forcément ; un regard extérieur est intéressant. Toutes les œuvres exposées avaient été pensées pour la Chartreuse de Mélan, mais  écrire sur elles a fait émerger une histoire encore différente, m’a amené ailleurs, m’a permis de changer de point de vue. De la multiplicité des points de vue on peut retirer beaucoup. Les mots sont une matière malléable comme de l’argile, tu peux les pétrir…

Et parfois leur faire dire n’importe quoi.

C’est un outil à double tranchant. J’écris surtout pour moi, je n’ai jamais cherché à publier ; je ne m’imagine pas battre les salons. Je ne me sens pas du tout écrivain, ni poète. Je ne me sens pas spécialiste de quoi que ce soit, j’ai l’impression d’être dilettante en tout. J’ai construit ma maison pourtant. Il y a des choses que je sais faire. J’ai un vrai métier, je sais m’en servir, je l’ai appris ! Et pourtant, même dans cette activité j’ai l’’impression d’être un peu amateur. Je butine sur des tas de choses. Ce n’est jamais fini.

Si je fais le parallèle avec le cuisinier, beaucoup vont se contenter d’une recette, de ne pas déborder de ce qu’ils font habituellement. Ils maîtrisent l’outil, les matériaux, le temps de fabrication, leur bénéfice. Mais mettre un pied dans l’inconnu ! Aujourd’hui tout est spécialisé, il faut morceler les choses, chacun fait un petit bout de la totalité. Le but du jeu devrait être le contraire, il faudrait relier. Sculpter et écrire, cuisiner…tout va ensemble ! Notre fonctionnement transparaît humainement entre nous. Nous sommes spécialisés dans nos métiers et si l’on n’échange pas entre métiers, on n’échange pas entre humains. On se coupe des autres.

On sacrifie l’humain à une efficacité apparente.

C’est un leurre, oui. Pour le développement du téléphone mobile, chaque société a suivi une stratégie. Chez Motorola les ingénieurs, les commerciaux, les designers mutualisaient leurs idées. Chez Siemens c’était l’inverse : chacun valorisait ses idées dans son coin. Ce sont les premiers qui ont pris de l’avance. La nature fonctionne sur ce principe.

On s’en inspire pour la permaculture.

C’est un échange permanent.

Ce qui nous conduit aux arbres. Tu travailles leur bois et tu écris à leur sujet. L’un de tes recueils se nomme La nature ne parle pas mais l’arbre, peut-être, un autre Chêne et charme.

Je ne vais plus suffisamment dans la forêt. Je pratique plus le vélo, la rando dans des espaces ouverts. Gamin, dès que j’avais du temps j’étais dans les bois. Ce contact me manque. Marcher en forêt permet de ne pas suivre les chemins tracés, de faire quelque chose qui n’est pas planifié. Tu ne sais pas où ça va t’emmener. C’est une métaphore de la vie. Celui qui a un plan de carrière tout tracé s’interdit la liberté. Il s’interdit toute surprise et mène une guerre. C’est une compétition, il y a de la concurrence. J’ai beaucoup de mal avec ça.

L’un de tes textes, très court, s’intitule Graine

« Le poème immédiat et sincère, est tombé à terre, mûr et

Éclaté

Un peu de patience en fera peut-être une parole végétale. »

Spontanéité, sincérité, synesthésie poétique : tout est là, en très peu de mots qui font penser à un texte d’Anne Dufourmantelle selon lequel tout est en puissance dans la graine.

Le végétal n’est pas corrompu. Malgré tout il s’adapte, quelles que soient nos actions et les produits néfastes employés par l’homme il s’en remet toujours.

Tu aimes aussi beaucoup la notion de paradoxe.

Je pense que tout contient son contraire. On veut tellement définir les choses qu’on exclut ce qui ne correspond pas à la définition. C’est comme si je voulais exclure le féminin en moi. Mon corps est masculin mais tout est confondu au niveau de l’esprit. C’est un paradoxe.

Chaque geste est unique, chaque mot est unique, comment fais-tu l’enchaînement avec les autres ?

Je m’en remets beaucoup à ce que me propose la pièce de bois. J’ai commencé une sculpture il y a une quinzaine de jours. Le bois avait été attaqué par les capricornes. J’ai purgé, creusé là où il y avait des galeries, ce qui m’a amené sur une forme plus intéressante que celle de départ. Il y a des accidents dont on tire profit. C’est ce qui me guide. C’est assez proche de la manière de travailler des Aborigènes…Tu entres dans une espèce de transe, dans un état second.

Ta relation aux mots se construit comment ? Où vas-tu les piocher ?

Je n’ai aucune maîtrise, ça arrive comme ça arrive ! C’est peut-être une maîtrise paradoxale, très intuitive, sans méthode.

Ton travail du bois te mets en relation directe avec la nature, avec la matière. La poésie crée aussi une relation directe avec les mots ; elle les débarrasse de toutes les couches de sens convenus accumulées au fil du temps, de la culture. En bousculant l’ordre établi, elle donne un autre sens aux mots.

Un sens ? Il y a certaines récurrences mais j’ai l’impression de ne pas maîtriser la manière dont ça se présente, dont l’idée germe. Que ce soit avec les mots ou avec la sculpture. Dans l’ensemble de mon travail, trois ou quatre idées prédominent. Lors de la réalisation d’une sculpture, les parallèles s’établissent, des choses coïncident et j’arrive à une sorte de vérité. Ce moment où les choses coïncident est une forme de grâce qui m’apporte un émerveillement. Il y a quelque chose qui se passe.

Depuis le début de la conversation le ton de William relève d’une sorte d’exclamation modeste, une intensité tempérée.

Cette grâce n’est pas un produit de mon ego. Comme si se produisait quelque chose qui est indépendant de moi, comme si j’étais un medium.

Contrairement aux experts qui sont pleins d’une expertise, d’un savoir sur lequel ils se reposent ( et s’endorment parfois) il faut savoir faire le vide nécessaire pour accueillir.

L’expertise est un monde fermé. Même se former à une nouvelle expertise consiste à l’intégrer à un cadre. C’est pour cette raison que le texte écrit pour l’exposition de Mélan était plus poétique qu’autre chose. Aujourd’hui j’écrirais autre chose alors que les œuvres sont matérielles, elles ne bougent pas.

Tu écris «  un homme augmenté par ses abandons ». La poésie se passe souvent de fil narratif, elle va droit dans le sens.

Je ne pense pas qu’on grandisse avec un bras bionique, ou des yeux super puissants. Ce sont des fantasmes de science- fiction ! Quoique…

Tu écris aussi «  Voilà la sagesse des arbres, de la pure insouciance. »

Devant mon bureau pousse un charme. Chaque fois que je le regarde, il a la même position alors qu’il est plus que vivant. Il pousse même trop vite, je dois le tailler régulièrement. Les arbres se préoccupent de l’instant présent uniquement. Ils s’adaptent en permanence. C’est comme ça, sans souci. Point, à la ligne !

Tu regrettes de ne pas être un arbre.

Va savoir, peut-être qu’un jour… Échapper aux contingences du quotidien. Je n’aurais peut-être pas dû me constituer un outil de travail comme mon atelier et me contenter d’une grotte. Une forme d’économie qui me permette de me détacher.

Le céramiste Jean Girel porte un intérêt tout particulier à Saint Jérôme représenté dans sa grotte. Il apprécie particulièrement les tableaux de Patinir. L’ermite semble coupé du monde, il lui est en réalité pleinement relié.

Plus tu te déchaînes, plus tu te libères. Mais je ne vais quand même pas tout abandonner pour devenir un ascète.

Tu parles de symbiose, de refuge.

Tout est relié, c’est ce que démontrait Henry Laborit. Quant au refuge, c’est un peu la grotte. L’un de mes livrets s’appelle Le corps et la caverne. J’aurais pu écrire Le corps est la caverne.

Tu aimes bien jouer sur les mots, fuir l’univoque, en écrivant par exemple la pensée arbusive. L’Homme de Vitruve, de Léonard de Vinci peut aussi représenter un arbre.

Le système racinaire ressemble à un cerveau ! C’est une connexion entre tout. Est-ce qu’il y a une conscience ? Difficile à dire. J’ai réalisé un tableau qui montre un arbre en expansion à partir d’un point, comme des veines. C’est basé sur l’idée de cellules, mais ça peut figurer un homme. Quelque chose de fermé et en expansion qui va vers l’infini. Quelle en serait la limite ? Le cadre ? C’est uniquement la nécessité de le faire rentrer dans notre univers . L’ensemble est parcouru de flux verts, couleur végétale.

Tu réalises des cartes mentales qui sont la représentation de ta pensée, de ta conception du monde.

Elles ne sont pas figées. Si je relis l’un de mes textes, je n’ai pas l’impression que c’est moi qui l’ai écrit. Je découvre quelque chose.

Il faut distinguer le signe, comme un panneau qui te dit où tourner. Il n’y a pas besoin de réfléchir. Une œuvre d’art, à l’inverse, propose une nouvelle interprétation chaque fois que tu poses le regard sur un détail.

Revoir ici «  Le détail » de Daniel Arasse, et « L’œuvre ouverte » d’Umberto Eco pour lequel plus une œuvre serait artistique, plus elle s’ouvrirait aux interprétations diverses.

Une œuvre d’art n’est jamais fermée. On ne va pas s’émerveiller devant un Stop ! (rires).

Il faut accepter l’accident et l’aventure.

Il faut aller les chercher. Écrire et travailler le bois sont des moments différents ; j’ai besoin des deux. Ils me permettent de me soustraire à toute obligation et d’être dans une démarche fertile. Sculpter le bois, être presque automatique, une tâche répétitive qui libère l’esprit. Tes gestes se suivent, il y faut du temps. Tu ne dois pas te perdre dans la matière, il faut garder tes repères grâce à la méthode. C’est ce qui permet de se libérer, de rêver, d’installer un état d’esprit qui transparaît dans le résultat. J’éprouve en ce moment un grand plaisir à réaliser un travail pour des religieux, bien que je ne sois pas croyant, car il ont un véritable appétit de beauté.

C’est ce que tu es que tu donnes à voir ou à lire.

En colère, je ne travaillerai pas de la même manière que si je suis émerveillé.

Quels conseils donnes-tu à la jeune femme qui est ton apprentie en ce moment ? Tu ne peux pas te contenter de lui donner des recettes ? C’est comme en cuisine, il faut autre chose.

Elle apprend à sentir. Le corps est ton capteur principal, il te relie au monde extérieur, l’infini extérieur et l’infini intérieur. Il est une membrane protectrice mais totalement perméable. Mon travail est une façon d’être, de se comporter, une manière d’ouvrir les récepteurs. Mon apprentie est danseuse. Elle fait aussi de la danse.

On retrouve le mouvement, qui est l’un des thèmes de tes écrits.

Le mouvement est forcément un corollaire du temps.

Tu écris qu’il faut saisir une vérité passagère, assembler le mouvement fugitif et l’immobilité. Il faut concilier des choses habituellement opposées.

C’est peut-être par convention que certaines choses sont opposées. On se simplifie la conscience.

Encore une fois dans la conversation apparaît l’évocation d’Henry Laborit, la symbiose, la cybernétique et d’autres concepts qui, avec la métaphore, permettent , avec prudence » de passer d’un univers à un autre.

Trouver de nouveaux équilibres, n’est-ce pas un peu prétentieux ? (rires)

Faut-il se limiter à posséder ? La matière peut contenir plein d’esprit, alors que ces signes extérieurs de richesse comme le sont certaines voitures, certains biens, ressemblent au panneau de Stop. Ça ne va pas plus loin.

D’où le plaisir que tu éprouves actuellement à travailler pour des religieux. Pour eux la matière est vivante.

Même si certaines réunions sont animées !

À travers la matière et les mots, on cherche quelque chose qui nous dépasserait.

Si ça ne nous dépassait pas, comment être encore curieux ? Le cheminement de l’humanité montre que ce besoin est moteur. Ce n’est pas qu’un amoncellement matérialiste, même si c’est ce qui prend le pouvoir. L’Homme n’est rien par rapport à l’ensemble du monde vivant, il en est totalement dépendant mais s’en estime le propriétaire.

Le véritable travail poétique.

On ne juge le monde qu’à travers soi. Comment faire autrement ? L’art, la poésie, peut-être… permettent une expansion, de sortir de soi.

C’est une manière de faire un pas de côté. C’est comme ça que je trouve ma spiritualité, en dehors de la religion et de simagrées inutiles, parce que la foi est indispensable. La création est à la fois la recherche et l’expression d’une foi qui ne passe pas par des filtres. Dieu ne serait qu’une matérialisation, donc une réduction de cette foi. L’œuvre est un lien au sacré, comme les peintures rupestres de la préhistoire, elle n’a pas besoin d’être détournée. Sous Louis XIV l’œuvre était la représentation du pouvoir du commanditaire. On est encore dans ce schéma. Certains achètent une œuvre d’art parce que c’est un investissement.

Tu es encore plus critiquable : tu fais parler les arbres sans leur demander leur avis !

Nous en avons déjà parlé. L’ébéniste va chercher le « sans défaut ». Il recherche une forme de perfection qui est assez inhumaine. Purger ce qui ne va pas est une sorte de réflexe. Si j’ai appris au fil du temps, c’est à m’en libérer. L’excellence ! Quelle prétention ! On la retrouve dans le sport de compétition qui oppose les uns aux autres pour élire le meilleur ! Ce que je regarde, c’est la beauté du geste, le rythme, la justesse qui sont une forme d’art. D’ailleurs, ce que je pratique le mieux, davantage encore que mon métier, c’est le ski. Sculpter la neige, laisser une trace comme on écrit, fixer le mouvement éphémère, recommencer, impliquer tout son corps et sa pensée réunis.