Jim Morrison vu par Dominique Ziegler
24 février 2023Créé en 2021, Morrisons’ blues est redonné du 28 février au 16 mars 2023. À voir au Théâtricul de Genève pour retrouver un Jim Morrison complexe. Dominique Ziegler répond aux questions de Talpa.
Pourquoi aimez-vous mettre en scène, faire re-vivre, des personnages que nous connaissons déjà? Ou croyons connaître.
J’ai toujours traité de problématiques politiques ou historico-politiques dans mes pièces. À mes débuts j’inventais des personnages, les plongeais dans un contexte donné, et traitais le tout par le biais de la satire ou autre code narratif. Puis, un jour, on m’a commandé une pièce sur Calvin, personnage dont je me contrefoutais initialement, et j’ai dû apprendre à écrire une pièce en suivant la destinée de quelqu’un de réel. L’exercice m’a plu. Il demeure, malgré les références et le canevas documenté, totalement subjectif, car on trie ce qui nous intéresse. Pour ma part, c’est ce qui résonne avec le monde contemporain qui me passionne dans ce type de recherches historiques, être comme un archéologue, chercher à comprendre comment des mécanismes psychologiques, économiques ou politiques toujours à l’œuvre, se sont construits.
Suivre un personnage historique influent est une porte d’entrée très efficace pour comprendre la genèse de ce type de phénomènes. Ensuite il s’agit de trouver dans la vie de ces personnages historiques ce qui est le plus efficace théâtralement ; cela revient en priorité à chercher leurs failles, leurs blessures. J’ajoute qu’en me consacrant à des personnages historiques, j’apprends d’abord beaucoup, moi-même, sur eux et leur époque.
Molière, Rousseau, Jim Morrison, comment et pourquoi se font vos choix? Y a-t-il un fil qui les relie?
Je ne m‘intéresse qu’à une seule et même chose dans mon théâtre : le rapport au pouvoir. Molière, Rousseau, Jim Morrison, Lénine ou Jaurès, à qui j’ai consacré des pièces, sont des gens qui sont confrontés à la problématique du pouvoir. Les uns veulent le combattre ou l’annihiler, les autres s’en emparer. Leur réflexion par rapport au concept d’autorité, aux différents modes d’oppression, peut nous éclairer encore aujourd’hui. Leurs contradictions personnelles ou politiques sont des ressorts éminemment théâtraux et des sources de réflexion pour le public contemporain. Il ne s’agit pas de faire de simples biopics, mais de stimuler le débat.
Qu’apprenez-vous sur vous-même en redonnant vie à ces « héros »? D’ailleurs, le mot « héros » est-il approprié?
Le mot héros n’est pas approprié dans la mesure où dans les portraits que je fais, je m’efforce justement de relativiser l’aspect héroïque et à donner une épaisseur humaine à ces personnages. Dans Morrison’s blues, j’essaie de rendre justice au musicien, au semeur de chaos, au poète, au génie précoce, mais je dresse aussi le portrait de l’homme perdu, en déchéance physique, alcoolique patenté, en proie à des pulsions autodestructrices qui lui seront fatales. Morrison est un être complexe, mélange de prescience et d’immaturité, de visionnaire génial au plus grand bénéfice de l’humanité et d’égoïsme envers ses proches. Entre 20 et 27 ans, avec ses comparses des Doors, il construit une œuvre fondamentale de la culture mondiale, des disques dans lesquels un type de poésie et d’imagerie inédites se marient avec une musique virtuose aux racines et influences multiples, du blues au cabaret, générant parmi les meilleurs morceaux de « classic rock » du 20 e siècle dans des styles très différents, allant des longues suite psychédéliques au hard rock naissant, en passant par le jazz ou le blues rock à son meilleur niveau. Morrison voulait faire de chaque concert une émeute. Il a sabordé le modèle du jeune éphèbe pop-star que l’industrie du disque entendait lui faire jouer, pour se transformer en une espèce de Raspoutine grassouillet en l’espace de quelques mois. L’objectif était que le public écoute la musique et se concentre sur la qualité des textes au lieu de se vautrer benoîtement devant une image creuse. Morrison est une sorte d’anarchiste sans foi ni loi, qui rejette toute sorte d’autoritarisme, de hiérarchie ou de norme. Il rompt très vite avec ses parents qu’il ne reverra jamais ( son père est militaire), il taille en pièce le militarisme dans sa chanson « The unknown soldier » en pleine guerre du Vietnam, appelle à l’insurrection ( « ils ont les armes , mais nous avons le nombre » dans la chanson « Five to one » ) et brise tous les carcans, via ses textes et provocations multiples. L’establishment américain le lui fera d’ailleurs payer, en le menaçant de procès et par le biais d’annulations de concerts multiples. Morrison reste donc une référence pour toute personne s’intéressant à l’art et à la révolte.
Qui pour jouer ce spectacle ?
Pour jouer ce rôle, le spectacle bénéficie du talent du comédien Ludovic Payet, dont la ressemblance physique avec le Jim des dernières années est troublantes. Il incarne ce Jim tourmenté, mais qui en a encore sous la semelle, avec une qualité de jeu qui a été saluée par le public et la critique à la création du spectacle en 2021. Le comédien David Valère partage le plateau avec lui. Il incarne un vieux bluesman qui va essayer de remettre Jim sur pieds et va voyager dans la vie de Morrison grâce à l’absorption de Peyotl. La qualité de jeu de David Valère a aussi été saluée par la critique et le public. Outre l’interprétation du vieux bluesman, ce comédien joue tous les autres personnages de la pièce, Ray Manzarek, Patricia Morrison, le père de Jim…
Ce spectacle bénéficie de l’indispensable participation du musicien Pierre Omer, capable de passer de l’orgue à la guitare, à la batterie, aux percussions et au chant en un tour de main, avec un feeling et une puissance confondants. Il s’agit d’un spectacle riche, punchy, profond, drôle, tragique, poétique et politique, un trip d’une heure vingt que nous proposons au public dans la petite salle du Théâtricul à Chêne-Bourg, un lieu lui aussi gorgé de feeling et de magie.