Trois chardons
17 avril 2023Rencontre chez BD Fugue Annecy avec Cécile Becq venue dédicacer son album Trois chardons
Quel est le thème principal de votre livre ?
La reconstruction de soi et les relations entre sœurs. Les relations humaines, familiales.
J’y ai vu la notion de désir.
Ce n’est pas le thème principal pour moi, mais il fait partie de la reconstruction de Moïra. Il en marque une étape. Lorsqu’elle commence à en éprouver pour cet homme qu’elle rencontre, c’est qu’elle a franchi une étape. Mais l’histoire avec Sean n’est pas le thème principal. Ce n’est pas une histoire d’amour mais comment faire son deuil et avancer avec ses sœurs.
Dans la première partie de sa vie, Moïra est mariée. Sa vie est très rangée, ordonnée et répond à son besoin d’être rassurée. La surprise d’une rencontre la réveille.
Parce qu’elle tombe sur un homme très différent de son premier mari. Quelqu’un qui la bouscule un peu, la surprend, l’énerve, ce qui la tire de sa torpeur, de sa tristesse. Sa sœur Margaret la bouscule un peu elle aussi. L’une et l’autre sont dans la bienveillance mais la dynamisent. Elle doit avancer, faire sa part. Sa relation avec son mari n’est plus. Elle est encore là, fait partie d’elle mais son histoire n’est pas finie. Nous connaissons tous des étapes différentes dans notre vie, nous n’avons pas besoin de les ranger en les hiérarchisant.
Vous donnez un point de vue très féminin sans qu’il soit engagé. On le vit de l’intérieur du personnage. Il y a une symbolique qui fonctionne très naturellement. Elle redécouvre le désir en se lavant. Elle est nue et c’est comme si elle s’allégeait du passé.
Il était important de montrer aussi le réveil du corps. La reconstruction, le deuil sont des thématiques très cérébrales. La psyché, l’émotion, la mémoire, les souvenirs y prévalent mais le corps y a sa place. Il ne faut pas résumer le livre à une romance cependant.
Ce qui se passe au plus profond de votre héroïne est plus important.
Et il ne fallait pas bâcler cette romance non plus. Elle fait partie de la continuité de son avancée dans son deuil et il fallait en montrer les étapes. Elle résiste au départ, elle est encore dans la tristesse, accablée.
Elle veut garder le passé. Même avec ses enfants, elle a ce comportement.
Par moments on a l’impression qu’elle s’en sort et puis elle retombe. Par loyauté envers son mari, Moïra se demande si elle a le droit d’aimer de nouveau.
Vous parlez de loyauté. Le chien est le lien entre le mari disparu et Moïra. Il me ferait penser au chien d’Ulysse, Argos. Il incarne la fidélité dans le changement.
C’est sans doute inconscient. C’est le chien du mari et c’est un peu à cause de lui que Sean et Moïra se disputent au tout début. Juste avant de décéder, son ancien maître lui dit « Il faut être à l’heure, Moïra va s’inquiéter. »
Il y a une continuité entre Ama, le souffle des femmes et Trois chardons.
Il paraît qu’on fait toujours le même livre, sous des prismes différents. Les deux sont des histoires de femmes, interfamiliales. Les histoires se déroulent sur des îles, à des époques qui ne sont pas contemporaines. Des histoires de nouveau départ.
Pourquoi des îles ? Comment est né Trois chardons ?
Pour Ama, on m’a proposé une histoire qui m’a énormément plu, que j’ai eu envie d’illustrer. Le point de départ de Trois chardons a été ma visite d’une semaine en Écosse, sur l’île de Skye. La beauté des paysages m’avait fascinée. Je suis partie d’un désir de dessinatrice. Je voulais coucher sur le papier ces paysages et j’ai cherché quel type d’histoire pouvait coller. Les îles conduisent naturellement à l’introspection. Elles coupent du monde et donnent du recul. D’où un récit intimiste tel que je le souhaitais. Une histoire de femmes ? J’en suis une, c’est dans ma sensibilité.
Au-delà, c’est une histoire de vraies personnes.
J’ai essayé de les rendre le plus vivantes possibles. Chacune a son histoire, son passé, ses failles, ses fêlures.
Vous partiez donc de votre volonté de dessiner. Certaines pages proposent des cases très régulières. Elles montrent le quotidien, la répétition ?
Ce sont des scènes qui marquent le temps. Le temps du deuil dans sa longueur, des scènes banales qui rendent peut-être le récit universel grâce à cet ancrage qui rattache au présent. Ce sont des scènes qui ont besoin d’être montrées, sans forcément être racontées.
Et, à l’opposé, vous dessinez un portrait de Sean sur deux cases. Comme une Gueule Cassée.
C’est la guerre, avec deux niveaux de lecture pour ce portrait et ce que dit le personnage.
Page 116, vous jouez encore sur les cases, le texte en suspens, et le rythme. « Qu’est-ce qui vous am…ène ? »
Le découpage est un peu cinématographique.
On a l’ordre et le discontinu. L’ordre qu’a connu Moïra dans sa vie d’épouse est bouleversé par la surprise de l’amour retrouvé.
Et c’est elle qui prend les devants ! Ce découpage est instinctif. J’essaye plusieurs possibilités et je vois ce qui fonctionne. C’est une question de dosage, de rythme, une intuition. Comment savoir qu’une case est bien composée ? C’est à la fois mathématique et instinctif.
Le dessin de la scène amoureuse est tout en douceur, comme une danse.
Je voulais réaliser quelque chose de très sensuel, doux et érotique à la fois.
Vous avez un album à venir ?
Je travaille à l’écriture d’un scénario. Encore des histoires de femmes, peut-être sur plusieurs générations. J’aime bien mélanger les générations. Dans Trois chardons, Isla est un peu une maman de substitution, comme peut l’être Margaret.
Vos trois sœurs sont chacune d’âge très différent, dans des situations complexes, non tranchées.
L’une est veuve, une autre est quittée par son mari, la troisième a quitté son mari mais est restée amie avec lui…Les relations humaines sont toujours complexes, c’est ce qui en fait l’intérêt. J’aime la nuance. Chacune a ses défauts, ses qualités, un parcours à part.
Vous ne les jugez pas.
Non, parce qu’elles sont complexes, justement. Moïra, est faussement douce, profondément dans le doute. Les gens qui ne doutent jamais, c’est insupportable ! Comme ceux qui doutent tout le temps.
Et, vous avez un whisky préféré ?
Le Talisker, évidemment ! Avec un petit goût salé, tourbé, délicieux.
On notera, que Ama avait déjà un petit goût d’amour proche du verbe amare en latin. Que le baiser entre Moïra et Sean est précédé d’une réplique sur deux cases : » am-ène »… Il semblerait que l’amour, lui aussi, ait un petit goût salé, tourbé, délicieux qui dépasse les cases.