La neige en deuil
20 novembre 2023Rencontre chez BD Fugue Annecy avec Dominique Monféry pour parler de son dernier album La neige en deuil.
Henri Troyat
Pourquoi vous êtes-vous inspiré de Troyat ? Cette lecture faisait partie du parcours scolaire. J’y suis revenu parce qu’elle m’avait marqué. Après mon premier album avec Rue de Sèvres, Mortel Imprévu, Nadia Gibert me dit « S’il y a un bouquin que tu veux adapter… » Je lui ai aussitôt tendu La neige en deuil. Elle l’a découvert et a été emballée. Elle a obtenu les droits et l’album a pu voir le jour.
Un jeu d’oppositions
On pourrait penser que l’histoire est datée. On part d’un événement de portée mondiale mais l’album est un huis clos.
C’est ce qui m’a toujours intéressé, le côté intimiste et le conflit de génération qui existe entre ces deux frères. Ils portent aussi l’opposition entre la ville et la montagne, la tradition et la modernité. Isaïe est attaché aux valeurs de la tradition dans lesquelles il a grandi. Son jeune frère, lui, aimerait avoir une vie un peu plus facile. C’est de là que naît l’idée d’aller sur l’épave de l’avion pour y dépouiller les morts.
Comment habiter sa vie
Et c’est lui qui meurt, symboliquement ou bien dans la réalité.
Isaïe, lui, s’est déjà perdu dans sa propre vie puisqu’il a perdu toute confiance en lui. Un accident l’a diminué physiquement et lui a fait perdre sa confiance en lui. Il reste attaché à son passé qui doit le rassurer, lui servir d’ancrage, d’où la lecture des almanachs. Sa vie présente ne tourne qu’autour de son frère qu’il a élevé. Il s’est dévoué toute sa vie, c’est normal pour lui, comme d’habiter la maison de ses parents. Il était heureux comme ça jusqu’à ce qu’un accident chamboule tout.
C’est mieux sans « off »
Avec la conclusion de votre album Isaïe retrouve la plénitude de son être.
Cette plénitude, il la retrouve dans la montagne. Il se libère. D’ailleurs, je n’utilise plus la voix off quand il est en montagne. Cette voix off, dans la vallée, représente le contact avec les autres, qui est un frein. En montagne, il est heureux. Il avait peur d’y aller, à la demande de son jeune frère, et on ne sait pas vraiment pourquoi il finit par accepter.
Vous abordez un thème fondamental : comment être pleinement soi-même. Certains acteurs ne vivent pleinement que sur scène. Pour Isaïe, c’est en montagne.
Il a besoin de ce repère de la montagne pour bien vivre dans la vallée et s’intégrer socialement aux autres. Ce lien disparaît avec son accident.
On retrouve ici cette dimension essentielle de l’unité dans la diversité.
Des histoires rudes
Vous avez choisi un type de dessin particulier pour cet album ?
Je viens de l’animation. À l’origine mon dessin est très cartoon, ligne claire. Un jour je découvre des feutres qui révolutionnent graphiquement mon dessin et me permettent d’aborder des histoires beaucoup plus dramatiques. Ceci correspond à ma volonté de traiter, depuis toujours, des histoires assez rudes humainement.
Rudes, ou vraies ?
Rudes, oui. Les premières histoires que j’ai adaptées sont du Jack London. Des nouvelles que j’ai compilées en une seule histoire. Jack London, c’est un milieu assez froid. J’ai un certain âge, j’ai été éduqué aux westerns du mardi soir…
Rudesse et douceur
Votre dessin associe la qualité et la précision du trait avec une douceur de la lumière, une transparence qui baigne l’ensemble et le réunit.
Tant mieux ! Je n’y réfléchis pas vraiment quand je dessine, les choses se font naturellement. Je viens de terminer une comédie pour laquelle, naturellement encore, je suis allé vers le numérique. L’outil allait me permettre d’être plus souple.
Réalisme et conte
Votre approche relève à la fois du réalisme et du conte.
C’était mon intention. Lorsque j’ai lu le roman de Troyat j’étais très jeune. Pendant la lecture, je projetais des images liées à ma sensibilité de l’époque. Davantage le côté fantastique que réaliste de la montagne. Si je la pratique ? Non, je suis originaire du nord de la France… La douceur que vous évoquez vient peut-être de la relation à mes souvenirs, au fait qu’ils me renvoient à une lecture de jeunesse. Je voulais retranscrire le plaisir que j’ai éprouvé alors. Je réalisais un plaisir de gosse.
Dépasser l’événement
Vous réunissez différentes temporalités en un récit de portée universelle.
Si c’est possible, c’est parce que Troyat ne cite pas le lieu, ni le nom de l’avion. Il part de l’événement mais il invente tout le récit. Le crash de l’avion, au fond, n’est qu’un prétexte pour faire vivre les personnages.