Isabelle Barth

Isabelle Barth

10 septembre 2024 0 Par Paul Rassat

Rencontre avec Isabelle Barth et discussion comme Talpa les apprécie, sans contraintes ni plan préétabli. Il faut dire que l’interlocutrice domine son sujet, en sort avec l’aide de Talpa, y revient, associe , cite, recadre : il semble bien qu’elle s’y connaisse réellement en matière de management et qu’elle prenne plaisir à passer la doxa au crible. Un moment de conversation pétillant.

Vous êtes chercheuse en science du management. Qu’est-ce que le management ?

C’est l’optimisation des ressources, humaines, matérielles, financières, économiques. Dans l’action, je fais dialoguer le «  dur », matériel et le « doux » que sont les comportements et les relations humaines. La performance ne peut être que globale, sociale et économique.

Le management a été théorisé il y a plus de cent ans avec une vision très descendante, issue de l’armée. Le premier vrai penseur dans ce domaine est Fayol,  en France. On l’a complètement oublié avant de revenir grâce aux Anglais et aux Américains. On y introduit beaucoup ces dernières années la notion de leadership. Mais un leader ne peut pas durer s’il n’est pas un bon manager, tout autant que l’inverse.

J’y ajoute un troisième pied, pour former un triptyque, c’est le coach qui apporte la notion de proximité. Pour être un bon manager il faut un tiers de leadership, emmener les gens dans une réunion, dans un discours, leur donner envie de vous suivre ; l’optimisation des ressources comme un planning, un budget, et puis être capable de cette proximité. S’il manque un pied, ça ne fonctionne pas. Elon Musk est un leader, il lui manque le reste… Les leaders sont d’ailleurs davantage en politique qu’en entreprise.

Est-ce que la notion de pouvoir n’a pas un peu grignoté les autres volets du management ?

C’est tabou, même si monter en puissance, c’est acquérir du pouvoir. La dimension militaire du management s’accompagne de la volonté de servir. On oppose maintenant de plus en plus le boss et le leader. Effectivement, la notion de pouvoir n’est pas dite, elle est même bannie du vocabulaire. On serait leader de façon innée, ce qui est discutable, alors qu’on travaille à devenir un bon manager.

On met en avant les paramètres rationnels.

Le management est devenu une science très récemment, contrairement à l’économie. Il a donc fallu la scientificiser ; en effet, on a mis de côté les émotions. En matière de management, j’interviens en interne, sur les relations entre collaborateurs, et souvent sur la vente, le marketing et l’extérieur.

Il y a eu en 82 une révolution en matière de marketing lorsque l’on a tenu compte des émotions. Il est toujours intéressant de regarder le client, le consommateur avant de regarder le salarié : le consommateur en nous est beaucoup plus avancé que le salarié. «  Je veux travailler où je veux, quand je veux… », c’est inspiré du consommateur des années 2000 : «  Je commande des chaussures sur le web … »

Est-ce que c’est bien de s’adapter aux désirs du consommateur ?

Il ne s’agit pas d’une adaptation, ce sont des choses qui se mettent en place. Je ne porte aucun jugement sur cette évolution naturelle des choses. Le débat s’oriente actuellement sur l’intelligence artificielle, qui n’est pour l’instant que de la probabilité, de la statistique. Il faut regarder le temps long car sinon on peut être happé par des peurs, par l’intérêt d’un business immédiat.

Comment passez-vous de la science du management à la kakistocratie ?

Je vous disais que j’ai beaucoup travaillé sur la vente, le côté éthique, la négociation. Cette dernière est d’ailleurs très peu travaillée en France alors que des départements entiers l’explorent aux USA. Je suis arrivée sur le management de la diversité et de l’inclusion. Depuis quelques années je suis fascinée par l’observation de la société telle qu’elle se fait : managing, acting, la notion d’action.  J’ai donc managé, fait de la recherche intervention, je suis beaucoup au contact des entreprises et j’ai vu émerger ces gens qui disent : «  Rien ne marche . »

C’est un phénomène récent ?

Non, mais on pose désormais des mots sur les choses. Je crois beaucoup au moment. Regardez  #metoo. Il y a des moments. On le sait en marketing. Certains produits ne marchent pas, et ils explosent dix ans après. La kakistocratie a toujours existé mais quelque chose a cristallisé en 2020 avec le confinement, c’est le rapport différent au travail avec lequel on a pris beaucoup de distance. On s’est rendu compte aussi , avec le télétravail, que les managers ne sont pas si bons que ça en dehors du présentiel qui permet de fliquer. Le télétravail et l’autonomie qu’il exige introduit de la distance critique par rapport au travail. La confiance, la reconnaissance, le plaisir au travail, le développement de soi étaient des attentes qui sont devenues des exigences.

J’arrive à ce moment-là avec ma petite vidéo qui a suscité plein de retours, des témoignages, des commentaires qui m’ont fait penser que ça valait le coup d’enquêter.

Dans le domaine de la culture, certaines structures sont dirigées par des gens qui n’ont qu’une approche gestionnaire.

Je suis toujours prudente. Quelle est la stratégie du théâtre, du spectacle vivant ? Ce que je vais dire est valable aussi pour un hôpital : la santé n’a pas de prix, au théâtre il faudrait de la créativité à tout prix… En réalité, il faut trouver des points d’équilibre. Le grand metteur en scène ne deviendra pas toujours le bon gestionnaire. L’egotrophie n’est pas la bonne stratégie. Au nom de la créativité, on propose parfois des décors disproportionnés. J’ai rencontré quelqu’un qui disait, à propos d’une structure artistique : «  Ils ont mis à notre tête quelqu’un qui n’y connaît rien, c’est un financier. » Si le conseil d’administration décide…La gestion et le management peuvent très bien être au service de la création et éviter ainsi des débordements de tous ordres.

Dans votre livre, vous dites que les femmes pourraient être un recours contre la kakistocratie.

Ce que je dis est très documenté. Statistiquement les femmes ( on ne les voit que très récemment dans les affaires, en politique)souffrent encore du plafond de verre. Peut-être que Kamala Harris fera évoluer cette situation. Être une femme, par ailleurs, n’est pas une compétence en soi. Mais, du fait de l’éducation, les femmes ont un rapport différent à la compétence : elles ont besoin de prouver qu’elles sont compétentes pour accepter un nouveau poste, une promotion. Statistiquement encore, un homme dira «  Je prends… » Se questionner sur sa compétence, demander une formation est très intéressant et relève d’une exigence que tous n’auront pas. Des travaux sur le CAC 40, par exemple, montrent que la présence des femmes au conseil d’administration apporte objectivement plus de performance, financière en l’occurrence. Évidemment, un univers très féminin, sans diversité, peut retomber dans les phénomènes de kakistocratie. Certaines femmes épousent d’ailleurs les codes masculins ; c’est ce qu’a fait Margaret Thatcher. L’appétence de ces femmes au pouvoir facilite peut-être ce glissement vers la virilité, mais, statistiquement toujours, l’arrivée des femmes au pouvoir change la donne. C’est le cas aussi avec les homosexuels. L’étrange avec les femmes, c’est qu’elles constituent une majorité minorée. C’est l’expression que j’ai trouvée qui explique le mieux ce qui se passe. Il y a aussi une partie de la population qui a besoin de montrer qu’elle existe, parce qu’elle vient d’origines différentes. Les femmes, ces gens sont dans une forme d’exigence de soi…

Il faut prouver au lieu d’hériter.

Après un détour par le matriarcat, retour au fonctionnement des entreprises et du besoin de « faire cracher du cash.

La financiarisation est très récente, une cinquantaine d’années. Elle a coupé l’idée de la transmission : on va prendre un PDG salarié, le garder 3/4 ans. Il fait le job ou non, on le vire pour en reprendre un autre. Le but du jeu est de créer du fric, du cash pour alimenter les fonds de pension et autres.

Vous disiez qu’il y a le moment pour, comme pour #metoo. Est-ce qu’on n’est pas à un moment où le système s’épuise ?

L’Histoire ne fait que balancer. Je crois que c’est Lacan qui a dit : « Dans tout extrême existe son contraire. » Il y a d’autres types de fonctionnement que la financiarisation, comme la responsabilisation sociétale, la RSE pour les entreprises…On vient de loin, il y a encore beaucoup de chemin à parcourir. L’argent, malheureusement, mène encore le monde. Quand on nous dit «  Les jeunes ne veulent choisir leurs entreprises que pour les valeurs qu’elles portent ! ». Regardez les chiffres, le premier paramètre est l’intérêt du travail, le deuxième est le revenu.

L’argent serait la seule mesure objective.

Nous avons évoqué les fonds de pension. Quand vous avez travaillé toute votre vie, vous avez envie de toucher une retraite. Les équilibres qui régissent nos fonctionnements sont pourris, mais il s’agit de choix lourds qui ont été décidés à des moments donnés. Si vous êtes un petit actionnaire chez Total, vous avez envie que vos actions vous rapportent .

Qu’est-ce que vous apprenez à ceux qui vous écoutent ?

J’ai arrêté d’enseigner pour manager et diriger. Depuis 3 ou 4 ans je fais des séminaires de management, de leadership à des étudiants, sur deux ou trois jours, par groupes. Je suis dans l’interaction, dans le dialogue : comment être un meilleur manager à partir des questions qui se posent. On part beaucoup de leurs questions, de scénarios, pour aller chercher des films, des discours de leaders.

Vous apprenez des choses en même temps que vous êtes chef d’orchestre.

Quand c’est le cas, c’est super. Parfois c’est décevant. Au bout des trois jours, ils repartent avec des questions et quelques réponses. Le principe est de se dire «  Où qu’on soit, il y a moyen de décrypter ». Même dans une exposition. Décrypter et mobiliser d’autres disciplines pour y parvenir.

La couleur kaki ( d’étymologie différente) sert au camouflage, comme les kakistocrates camouflent leur incompétence

La discussion court encore librement sur la nécessité de ne pas demeurer enfermés dans des cases, sur des profils comme ceux que Talpa apprécie tout particulièrement, ainsi qu’Isabelle Barth : pensée en arborescence, autodidaxie et oxymores.