Les Fausses Confidences

Les Fausses Confidences

29 septembre 2024 0 Par Paul Rassat

Vu au Théâtre de Carouge, Les Fausses Confidences nous emmène dans une machinerie d’une précision horlogère servie à la perfection par la mise en scène d’Alain Françon et des acteurs qui s’adonnent pleinement  au stratagème imaginé par « l’industrie » du valet Dubois. La langue de Marivaux se glisse partout. Elle explore avec précision les relations sociales, traduit le pouvoir, l’obéissance, l’ordre. Elle prend des chemins détournés pour exprimer l’amour. Elle joue de la confusion des sens, en particulier avec l’expression « se donner à »… Elle est comme un élastique parfois tendu qui ne laisse aucune liberté, détendu et accordant un peu de souplesse aux relations, ou bien qui vous revient à la figure. En souriant, on pourrait inventer le verbe « préliminer » pour définir le propos de Marivaux. Quant au décor très sobre de la pièce, il joue de cinquante nuances de gris. En beaucoup mieux !

Quelques mots avec Alain Françon

Le titre de la pièce est étrange parce qu’il y a plus de vrai que de faux dans ces confidences.

Le titre original est La fausse confidence. Ça ne change rien à la pièce mais c’est Marivaux qui en a décidé ainsi, il l’a modifié après. C’est en référence très précisément à la scène où Dubois raconte de manière romanesque le moment où Dorante est tombé amoureux d’Araminte quand elle descend les marches de l’opéra.

Il y a toute une doxa sur Les Fausses confidences ; tout ce que dit Dubois de ce moment où Dorante tombe amoureux est totalement vrai. Il n’y a pas de mensonges dans la pièce. Le problème n’est pas celui de la vérité mais comment on la dit à l’autre, quand et avec quelle visée on la dit, à quel moment on prend l’autre pour cible pour la lui dire. Seul monsieur Rémy ment un peu au début en croyant sauver son neveu. C’est presque annexe.

Il est fréquent que les personnages, au théâtre, se parlent sans trop se regarder. La présence du public justifie cette pratique. Mais dans cette mise en scène vous explorez toutes les possibilités : côte à côte, de dos, en regardant le public. Ce jeu nous plonge chaque fois dans des nuances différentes du discours.

C’est très volontaire. Le texte est tellement exact, tellement précis qu’il exige cette façon de travailler. Le sens tient au mot. Si l’un dit tel mot, tout de suite après celui-ci est repris, changé, poursuivi… C’est tellement précis que si on joue en vis-à-vis le public est exclu. Il faut donc tourner un peu. Mais si on tourne trop, ça ne va pas. Il faut simplement que le texte reste en mouvement pour pouvoir l’entendre de manière circulaire, cubiste pourrait-on dire.

Cyril Teste fait ça avec ses caméras et vous uniquement avec le jeu des acteurs et votre mise en scène. Vous parliez de précision : Madame Argante dit une réplique très forte en se tenant tendue sur la pointe des pieds, le comte serre souvent les poings…Il est amusant de guetter ces détails qui concourent à l’ensemble.

Il faut avoir un regard aigu en permanence. Nous ne l’avons pas encore trouvé : cela fait deux jours que je dis à Pierre-François ( Dorante) : « Quand tu es à côté d’elle, essaye de faire ça ». (Toucher rapidement Araminte du bras, dans un premier rapprochement physique, une représentation concrète de ce qu’ils ressentent et retiennent depuis le début de la pièce). Ce soir il l’a fait mais ce n’était pas génial. On cherche sans arrêt pour arriver à une forme d’évidence. Être tellement dedans que tu ne peux pas dire autre chose. Ni candeur, ni naïveté, une évidence ! À ce moment-là le public devient joyeux. C’est essentiel !

Souvent on joue Marivaux comme du poisson froid, on ne sait pas ce qui se passe.

On dit souvent qu’il faut donner du sens. Peut-être faut-il en prendre, aller au fond du texte, de la matière, de sa nécessité. C’est l’histoire d’une vie, d’une carrière, ça se travaille.

Il ya un mot plus beau que sens , c’est cohérence. François Jullien a travaillé dessus. Étymologiquement « errer avec, co-errer ». C’est ce que j’aime bien faire, être le plus précis sur le texte pour aller plus loin alors qu’il reste toujours de l’inconnu. Ce n’est jamais fixé. Il y a toujours à découvrir. Avec Marivaux, c’est vertigineux. Grâce aux  représentations, j’entends tel ou tel mot autrement, je découvre. Ça va donc évoluer avec le public. Nous, seuls, nous étions arrivés à un point que le public nous permet de dépasser. Il ne s’agit pas de rechercher un effet mais davantage de pertinence, de cohérence.

Le mot de Talpa

La relation maître-valet prend au théâtre une dimension particulière. C’est un peu comme si le valet s’autorisait personnellement et par son statut ce que le maître s’interdit. Les deux se complètent. Le Godot d’Alain Françon faisait déjà penser à ce couple de soi : attendre Godot, c’est s’attendre soi-même, une personne que l’on croit connaître mais… Cyrano-Christian… Voici un court extrait rédigé à propos d’une mise en scène réalisée par Alain Françon en 2016. Il s’agissait de la pièce de Botho Strauss Le temps et la chambre dans une traduction de Michel Vinaver : «  Attention, il suffit de dire et ça arrive. » « Nous nous creusons la tête pour trouver une cohérence à cette histoire. Probabilité nulle. N’empêche, ça arrive. » Magie ? Souci de cohérence ? Le plateau de théâtre est le lieu de la parole performative. »

La fin et les moyens

Araminte à Dorante : « Après tout, puisque vous m’aimez véritablement, ce que vous avez fait pour gagner mon cœur n’est point blâmable : il est permis à un amant de chercher les moyens de plaire, et on doit lui pardonner lorsqu’il a réussi. » Voici une déclaration qui pourrait s’interpréter ainsi : « La fin veut les moyens. » Oui, mais cette fin repose sur l’amour, les sentiments, les relations humaines. Les visées de Madame Argante reposent, elles, sur l’intérêt, sur la naissance plutôt que sur le mérite. Elles ne seront pas satisfaites. Bien qu’il nous emberlificote, le propos de Marivaux est pleinement moral et les paroles que le valet « donné » à Argante par Araminte respirent le bon sens, la morale et la justice. Marivaux joue de la ligne droite qui structure ( morale, justice, mérite…) et du slalom nécessaire à l’aboutissement des sentiments. Belle géométrie !

Photos : site du Théâtre de Carouge. ©Jean-Louis Fernandez