Albert Roche

Albert Roche

15 novembre 2024 0 Par Paul Rassat

Dans la collection Héros de guerre, Albert Roche, de Julien Hervieux et Éric Stalner.

Déjouer les pronostics

Par les temps qui courent, et ils courent vite en matière de guerre, il était important que les auteurs rendent hommage davantage au courage, à la bravoure et au dévouement qu’à la guerre elle-même. Le physique du héros ne le prédisposait pas à une telle destinée ! Petit, malingre, mal noté comme apprenti trouffion, il déjoue tous les pronostics qui concourent à le réformer. Albert en veut, il veut défendre la patrie pendant la Grande Guerre. Il va même jusqu’à déserter pour se battre : un comble !

L’action qui révèle

Ses exploits ? Vous en retrouverez la liste sur Internet. Par temps de guerre mais aussi la paix revenue. L’intérêt de cet album est de montrer comment Albert Roche surprend, échappe aux étiquettes qu’on lui colle. On retrouve ici l’histoire du chat de Schrödinger : il faut ouvrir la boîte pour savoir s’il est mort ou vivant. Ce n’est que dans l’action qu’on se révèle froussard ou héros. Les exploits d’Albert dépassent l’entendement. Un peu comme un élève que le conseil de classe orienterait vers des études très courtes et qui deviendrait un grand artiste, ministre. Ça existe. Des conseils de classe idiots aussi.

Le fil de la narration

Dans toutes ces pages grises et sombres, on cherche la lumière, qui est particulièrement bien rendue. Page 27, une vue aérienne montre les tranchées comme un labyrinthe ridicule. Et pourtant, tellement de vie, d’émotion, de trouille, d’enjeux dans ces termitières ! Sur certaines pages, les cases volent, s’éparpillent comme des explosions. Guerre et paix se répondent : le TAKATAKAT des armes est contrebalancé par le Ding Ding Ding du clocher de village. La guerre est une explosion du temps de paix. Les vies s’y jouent à un fil, que la narration rend parfaitement.

Le grain de sel de Talpa

En coupe : la terre de la tranchée, la lucarne de ciel au-dessus.

Une exposition de Florence Bruyas montrait récemment à la galerie Art Now Pojects la vue qu’un soldat pouvait avoir de sa tranchée. Et comme Albert Roche était de petite taille, il avait intérêt à en sortir le plus souvent possible pour voir du pays ! On notera qu’avec un parcours totalement différent, il eut la même fin que Roland Barthes : la circulation peut être plus dangereuse que la guerre.

Conversation avec Julien Hervieux à l’invitation de BD Fugue Annecy

Éric Stalner et Julien Hervieux chez BD Fugue Annecy le 13 novemebre 2024

Vous dites que vous ne vous identifiez pas à vos personnages. Vous vous intéressez cependant aux personnes atypiques et vous semblez être atypique vous-même.

Je n’irais pas jusqu’à dire que je suis atypique. Je suis plutôt le troubadour qui ne s’identifie pas au chevalier mais qui raconte l’histoire de celui-ci. Albert Roche et d’autres sont des géants un peu oubliés, perdus dans les brumes de l’Histoire. Mon petit rôle est de raconter leur histoire ; c’est aussi mon plaisir. Dans un monde normal, on devrait déjà connaître ces gens.

Un monde normal ? C’est un oxymore.

Effectivement ! On va dire «  Dans un monde où les gens seraient raisonnables. » Mais je n’y crois pas une seule seconde. Dans ce monde on n’aurait pas oublié ces gens-là, au contraire. Je me retrouve avec tous ces gens oubliés que j’aimerais faire connaître.

Quelle relation avez-vous avec la norme ?

Il n’y a pas de norme en soi. Quand je faisais du cinéma je disais : « Si demain les films sont bons, je n’aurai plus rien à dire. Donc je suis confiant pour les dix prochains siècles. » C’est parce que ce monde est fou qu’on peut y voir et y faire des choses. Le monde raisonnable est un doux rêve que l’humanité caresse depuis longtemps.

Et vous pouvez continuer à bosser. En vous lisant, en vous écoutant, on peut noter : curiosité, absurde, humour, jeu avec le sérieux… Comment l’ensemble fonctionne-t-il ?

Desproges disait que l’humour est un exorcisme ; je suis d’accord avec lui. Pour moi l’humour est un marchepied. Avant de dire à quelqu’un : «  Je vais te donner une leçon d’histoire », il faut lui en donner envie, lui donner le goût de l’histoire. On commence par : «  Est-ce que vous saviez que… » et on raconte un truc épatant. Les gens vont le retenir parce qu’il y a un personnage avec un début et une fin. Pour moi une histoire se raconte. C’est le premier truc. Et après on enseigne.

Quand avez-vous découvert votre dimension de conteur ?

Lorsque j’ai été prof, j’ai  appris qu’il fallait faire un one man show. Le public ne vient pas de son plein gré, il aimerait partir, alors il y a intérêt à être bon. Et sans répéter !

Vous vous êtes révélé dans l’enseignement ( que vous avez quitté). La guerre elle-même est un révélateur. Si l’on ne se retrouve pas sur le champ de bataille on ne sait pas comment on va réagir.

Les ados en particulier disent : « Moi, j’aurais été Résistant, j’aurais fait ceci… ! » Il est facile d’être très courageux derrière sa table de lycée. Des gens ont été entraînés toute leur vie et vont s’effondrer le jour J, et à l’inverse certains se révèlent. Albert Roche en est un parfait exemple. La guerre révèle les gens dans ce qu’ils ont de meilleur et de pire. Cette camaraderie que l’on a tant de mal à expliquer naît de ce que l’on affronte le danger ensemble. Et les horreurs viennent de l’absence de règles dans l’enfer du feu.

L’une des pages de l’album montre un réseau de tranchées de telle façon qu’on pense : «  C’est un monde minuscule dans l’immensité de la guerre.

C’est ce qui est fascinant. Les aviateurs disent qu’ils voient cette gigantesque cicatrice qui s’étend de la Mer du Nord jusqu’à la frontière suisse ; c’est absolument gigantesque. Mais à l’échelle d’un homme, ce sont deux ou trois coudes qui portent souvent des noms comme La colline du machin, le Bois de truc… C’est un monde minuscule. Adrian Carton de Wiart disait qu’en prison moins vous possédez, plus ce qu’il vous reste a de la valeur. Lui confisquer une ficelle ! Pareil pour les tranchées, ce monde est tellement minuscule que la perte d’un tout petit truc est terrible.

On entend dans votre album sur Albert Roche le bruit de la mitrailleuse et celui d’un clocher de village.

Éric Stalner a rajouté des onomatopées. Il a un style très cinématographique lui aussi. Kessel écrivait magnifiquement, sans décrire. Il dira « Le capitaine entendait la caresse de l’airain » plutôt qu’ « une cloche sonne. » Je ne sais pas faire ça. J’écris : « La cloche sonne. » Mais il faut que ce soit clair, que le lecteur voie la cloche. J’aime bien qu’on sente l’ambiance, la guerre n’est jamais silencieuse. Tous les gens témoignent de ce bourdonnement de la balle. Une guêpe, une abeille qui passe, ça j’aimerais le rendre. L’exemple est Steven Spielberg dans Qui veut sauver le soldat Ryan. Il a utilisé des armes d’époque tirant dans des bouts de viande pour avoir le bruit exact.

Ce qui est bien en BD, c’est qu’on peut faire apparaître un champ de bataille en quelques coups de crayon, mais nous sommes encore privés du bruit, des odeurs et du goût.

Sunao Katabuchi rencontré pour son film Dans un recoin de ce monde dit que le film d’animation permet d’approcher la réalité au plus près.

C’est ce que disent aussi les producteurs. À moins d’avoir un immense budget, c’est très dur d’aller vers l’historique. La bande dessinée me permet de faire exactement ce dont j’ai envie ! Avec, en plus, l’effet de surprise parce que le dessin ne correspond jamais à ce que j’avais imaginé !

Choses difficiles à rendre par écrit : la passion, l’enthousiasme et l’énergie de Julien Hervieux.