« Ma femme m’a tué ». En l’honneur de la Saint Valentin
13 février 2021— Ma femme m’a tué.
— Pardon ?
Au bout de l’absence de fil qui caractérise les téléphones modernes, le gendarme était prêt à replonger dans sa torpeur siesteuse. Pas que ce fût l’heure de la sieste, non, cette torpeur siesteuse trouvait sa cause dans la manière insensée d’accomplir son travail comme on accomplit le devoir conjugal au bout de trente années de vie très commune. Insensée, littéralement, c’est-à-dire sans sens ni signification si bien qu’au fil des heures, des jours, des semaines et des années une lourde indifférence avait gommé du paysage gendarmesque tout relief émotionnel ou intellectuel, noyant l’activité professionnelle dans cette torpeur siesteuse de laquelle émergeaient uniquement quelques signaux automatiquement émis, révélant encore une forme de vie embryonnaire propice au port de l’uniforme puisque dans chaque uniforme sommeille un port. Quelques signaux caractérisant le fameux gendarmesquogramme dont le non spécialiste ne peut savoir s’il va devenir totalement plat ou s’il est en phase d’éveil.
Ainsi, le gendarme est le plus souvent entre deux phases, l’une émergeant imperceptiblement de la torpeur siesteuse, l’autre y replongeant sans qu’il soit possible – à moins d’être un haut gradé de la gendarmerie – de distinguer l’une de l’autre.
Ceci dit, que les gendarmes ne se gendarment pas de tels propos à leur égard car cette attitude ne les empêche pas de porter, de bien porter même, l’uniforme qu’ils honorent en adoptant un comportement constant qui nécessite une parfaite maîtrise de soi à défaut de toujours pouvoir maîtriser les autres. Le gendarme est philosophe car pour pouvoir se maîtriser il faut se connaître. Et, qu’il porte à droite ou à gauche, le gendarme porte bien l’uniforme. La gendarme aussi.
Afin d’être parfaitement à l’abri de toute influence propre à le sortir de cette torpeur siesteuse professionnelle, le gendarme porte de gros godillots dont l’épaisse semelle l’isole des ondes possiblement positives de la Terre Mère et son chef se couvre d’un couvre-chef interdisant toute titillation spirituelle des neurones du porteur d’uniforme. Il convient de signaler que la coiffe des gendarmes de qualité supérieure s’orne sur le dessus d’un trèfle dont on ne sait pas s’il est censé porter bonheur ou représenter la nourriture la mieux adaptée au porteur d’arme, défenseur de la veuve qui ne touche plus que la moitié de la pension de son mari et de l’orphelin qui touche et tâte de la vie ce qu’il peut.
— Ma femme m’a tué !
De platement déclarative, la phrase était devenue exclamative, avec un fond de je ne sais quoi ( et le gendarme non plus ne le savait pas) qui traversa l’absence de casquette que notre héros avait posée afin de s’oxygéner la tignasse et finit par mettre en mouvement un neurone qui, de synapses en synapses ,en bouscula quelques autres, créant ainsi un accès au sens, à la perception et à la communication.
— C’est ça, et moi je suis le pape. Rigolo, va ! Plaisantin ! J’ai autre chose à faire qu’à écouter vos élucubrations. Si votre femme vous avait tué, vous ne pourriez pas me téléphoner pour me dire qu’elle vous a tué. Vous seriez mort et les morts ne téléphonent pas. C’est du simple bon sens.
— Mais je ne vous téléphone pas.
— Ah bon ! Et vous téléphonez à qui, alors ?
_ A la gendarmerie, pour signaler que ma femme m’a tué, et le hasard fait qu’à la gendarmerie c’est vous qui répondez. Mais je ne vous téléphone pas à vous précisément. Je voulais simplement parler à un gendarme.
— Pour dire que votre femme vous a tué ? Ça n’a pas de sens, ni aller ni retour.
— Pour vous non, mais pour moi qui vous le dis, oui. Elle me rend la vie impossible. Elle m’a donc tué.
Les neurones de la gendarmesque sentinelle étaient maintenant tous réquisitionnés, au garde à vous et en alerte maximum.
— Si je vous comprends bien, vous me téléphonez sans me téléphoner personnellement afin de signaler par mon intermédiaire que votre femme vous a tué mais que vous êtes toujours vivant.
— On pourrait dire les choses comme ça.
— Elle vous a tué en vous rendant la vie impossible.
— Oui, littéralement une vie impossible équivaut à la mort.
— Et votre femme ?
_ Quoi, ma femme ?
— Comment va-t-elle ?
— Comment pourrais-je vous le dire puisque je suis mort ? Ça vous intéresse ?
— Peut-être. A titre personnel. Par simple curiosité. Pour voir.
— Vous voudriez qu’on en parle ?
_ Non. Au revoir.
Et notre gendarme de raccrocher fissa illico presto en se souvenant que les conversations étaient enregistrées. Bon, on ne les écoute jamais, mais justement, on ne sait jamais. Pas de truc perso au bureau, rien qui dépasse de l’uniforme.
Et de décrocher fissa illico presto son portable sans le décrocher puisque sans fil et sans reproche, le Bayard des temps modernes, pour appeler le numéro qui s’affichait encore la seconde précédente sur le central de la gendarmerie après avoir décroché le téléphone de celle-ci qui sonnait désormais occupé et le monde pouvait bien se casser la figure, pour une fois qu’il y avait un type intéressant avec lequel discuter, un type à vous réveiller la vie à l’intérieur de l’uniforme. D’ailleurs une érection impressionnante naissait dans l’entrelacs infini que dessinaient les neurones du porteur d’uniforme.
— Allo ! Allo ?
— Bon, oui, allo, bonjour. Pourquoi répétez-vous allo ? Qui êtes-vous ?
— Le gendarme à qui vous venez de ne pas parler personnellement. Je répète systématiquement allo parce que je ne sais pas si c’est une exclamation ou une interrogation. Alors je dis « Allo ! » et « Allo ? ».
— Vous connaissez le dicton « Dans le doute abstiens-toi. » Remplacez « allo » par une autre formule. « Bonjour », par exemple.
— « Bonjour » me semble un peu cavalier et il n’est pas certain que le régime avec selle convienne à tout le monde, surtout à des inconnus qu’on appelle pour la première fois.
— Vous m’appelez peut-être pour la première fois mais je ne vous suis pas inconnu puisque je vous ai appelé et parlé.
— Je me permets de vous rappeler que vous me m’avez pas appelé, mais que vous avez appelé la gendarmerie, c’est vous qui me l’avez précisé. Là je vous appelle à titre personnel. C’est la première fois que nous nous parlons à titre personnel.
— C’est vrai.
— Je reprends donc. Allo ! Allo ?
— Ce qui fait donc quatre fois « allo » ; je m’y perds un peu.
— Si vous vouliez bien me répondre « allo », ça permettrait de lancer la discussion.
— Vous avez raison. Mais dois-je dire « allo ! » avec un point d’exclamation ou « allo ? » avec un point d’interrogation ?
— Celui que vous voudrez.
— Le choix de l’un ou de l’autre ne va pas orienter la tonalité de notre conversation ?
— Vraisemblablement. Nous vivons dans un monde superlatif ou tout est extra, plus plus, mega, hyper, culte, opus…et j’en passe. Alors moi, à votre place j’éviterais l’exclamation qui nous sature déjà et j’opterais pour l’interrogation, plus philosophique.
— Mais si vous avez aussi bien réfléchi à la question de l’interrogation et de l’exclamation, pourquoi n’utilisez-vous pas le « allo ? » interrogatif ?
— Parce que c’est vous qui me posez la question. Et qui vous la posez à vous-même. Je vous aide à y répondre.
— Ecoutez, si le choix vous semble aussi évident, pourquoi ne vous l’appliquez-vous pas à vous-même ?
— Parce qu’il est plus facile de conseiller les autres que de se décider. Et puis…je dois avouer que j’aime l’incertitude.
— Allo ?
— Oui, bonjour. Je vous appelle parce que ce que vous m’avez déclaré m’intrigue. J’aimerais en savoir plus.
— Pourquoi ?
— Pourquoi quoi ?
— Pourquoi souhaitez-vous en savoir plus, et sur quoi ?
— Sur la vie, sur la mort, sur le mystère de l’une et de l’autre, de la relation entre les deux. Sur le fait que même mort vous continuez à parler.
— Mais, vous êtes gendarme. En quoi ça vous intéresse ?
— Je vous rappelle que je vous appelle à titre personnel. Je suis devenu gendarme pour ne plus me poser toutes ces questions et puis elles remontent comme une fuite d’eau. J’ai beau colmater à grands coups d’uniforme, de casquette, de godillots, de respect formel de la procédure et de la hiérarchie, ça fuit toujours. Je n’y peux rien. L’esprit de corps m’en donne, du corps, mais m’enlève de l’esprit.
— Devenez pur esprit !
— Avec l’uniforme, ce n’est pas possible.
— De quoi parlions-nous ?
— De votre femme. Elle vous a tué.
— Oui, à petit feu, à l’étouffée. J’ai mariné, mijoté et j’ai terminé à l’étouffée.
— Vous êtes mort par manque d’oxygène et là où il n’y a pas d’oxygène il n’y a pas de plaisir.
— Pourquoi vous intéressez-vous à ma mort ?
— Parce que je suis mort moi aussi. A cause de l’uniforme. On contrôle le port d’arme, on ferait mieux de contrôler le port d’uniforme, oui !
— Voilà ! Ça, c’est une exclamative ! Laissez-vous aller !
— Si moi aussi je m’abandonne, que va devenir la gendarmerie ?
— Et là, c’est une interrogative franche, sonnante et pas trébuchante ! Croyez-moi, la ponctuation et les intonations, c’est ce qui décide de nos vies.
— On n’entend pourtant pas la ponctuation quand on parle.
— Justement, c’est pour cette raison que les gens disent n’importe quoi n’importe comment et qu’ils sont obligés d’y mettre des superlatifs pour donner du relief à leur discours. Le discours de la plupart est brodé de tautologies, ce truc qui est la signature de la bêtise et qui consiste à expliquer une chose en la redisant à l’identique. Un peu ce que fait l’enseignement. Bis repetita placent. La vie c’est la vie. Un sou est un sou. Demain est un autre jour. Au jour d’aujourd’hui. Trop c’est trop, comme vient de s’exclamer une élue politique de niveau national. Alphonse Allais écrivait « Quand on a dépassé les bornes, il n’y a plus de limites. »
Et Pierre Dac « Si la France n’était pas ce qu’elle est, les Français seraient des étrangers ».
Quand on entend des Français clamer « On est chez nous ! », qu’est –ce que ça veut dire ? C’est chez nous parce qu’on y est ? Ou bien, nous sommes nous parce que nous sommes chez nous et lorsque nous sommes ailleurs nous ne sommes pas nous ? Et qui sont les gens qui sont chez nous sans être nous ?
— Vous me donnez le vertige. Est-ce que je suis gendarme parce que je porte l’uniforme ? Et quand je ne le porte pas, alors ? Alors je suis moi. Et je ne peux pas être à la fois moi et gendarme. Parce qu’avec l’uniforme je me fonds dans la masse des gendarmes.
— Vous connaissez ce texte d’Antoine Houdar de la Motte ?
« C’est un grand agrément que la diversité.
Nous sommes bien comme nous sommes.
Donnez le même esprit aux hommes ;
Vous ôtez tout le sel de la société.
L’ennui naquit un jour de l’uniformité. »
— Ah, vous voilà docteur. Il se passe quelque chose d’inexplicable. Deux encéphalogrammes plats. Et puis des signes d’une activité cérébrale qui ne ressemblent à rien de déjà connu.
— Pour les deux corps ?
— Oui.
— Une explication possible ?
— Je ne sais pas, c’est trop…ça n’aurait pas de sens.
— Vous savez, le sens se crée au fur et à mesure. Il ne faut pas avoir d’idées arrêtées.
_ Pour le monsieur de gauche, les signes sont apparus après le départ de sa femme qui était venue récupérer l’alliance de son mari. Pour le monsieur de droite, ils sont apparus presque en même temps. Un gradé de la gendarmerie est passé récupérer son uniforme et a laissé un costume civil pour l’enterrement. Le gendarme n’a aucune famille. Le gradé a d’ailleurs souligné que la gendarmerie est sa seule famille. Je ne comprends pas ce qui se passe. On dirait presque une conversation. Quand l’écran de l’un s’anime vraiment, celui de l’autre est en activité réduite et ça s’inverse ensuite.
— Je crois qu’on va les laisser encore un peu ensemble, ces deux là. Je ne comprends pas ce qui se passe, mais il se passe quelque chose et c’est pas mal. Sortir de la routine, rien de tel pour redonner un petit coup de fouet professionnel et personnel. Vous me les surveillez ?
Une alliance et un uniforme, il doit bien y avoir une relation entre les deux. Une relation mais laquelle ? Ou alors une absence de relation qui par son absence en constituerait une, de relation….
— Ça va docteur ?
— Si ça va ? On ne peut mieux ! Vous pouvez y aller. Je vais rester un peu avec ces deux là.