Manger le jardin

Manger le jardin

24 avril 2025 0 Par Paul Rassat

Pourquoi manger le jardin ? Le mot vient du latin hortus gardinus, jardin entouré d’une clôture. Gardinus est issu de l‘ancien bas francique gart ou gardo, clôture. Hortus, c’était le jardin, le parc, la maison de campagne, la ferme, les produits du jardin, les légumes. L’horticulture a fait une fleur au jardin en se spécialisant dans les fleurs. Manger le jardin et les produits de celui-ci était naturel autrefois. ( Photo d’une assiette réalisée par le chef Éric Prowalski).

L’Éden sous emballage

L’idée de clôture semble s’être tellement imposée que les fruits et les légumes nous sont aujourd’hui vendus en barquettes, sous emballage, séparées du reste du monde par cette clôture en matière plastique ou autres dérivés du pétrole. Nous sommes si loin du jardin d’Éden ! Le paradis est passé du jardin au puits de pétrole, puis à l’électricité. Il sera bientôt soleil. Le jardin d’Éden n’est pas accessible à tous puisque qu’il est ceint d’une clôture. Il faut le mériter.

Le jardin public

Peut-être en référence au jardin du paradis, à moins que ce ne soit l’inverse, nous avons créé les jardins terrestres. En mangeant ce qu’ils produisent, nous nous rapprochons du paradis. Mais l’agriculture intensive, les manipulations génétiques, les transformations et ajouts de l’industrie alimentaire ont peu à peu transformé le jardin en décharge. C’était pourtant auprès des premières cultures que nous étions passés du nomadisme à la sédentarité. Les premières cités s’étaient construites autour de jardins. Et puis le jardin est devenu cette peau de chagrin ceinturée d’immeubles.

Alors on retrouve le jardin autrement par une sorte de succédané, d’ersatz : la mode gastronomique est de transformer les assiettes en jardins. On y met de jeunes pousses, du vert, des fleurs, de la couleur. Le dressage « donne du volume ». Le cuisinier se fait jardinier. Les grands restaurateurs ont d’ailleurs leur jardin, ils citent leurs producteurs. Le désordre apparent d’une assiette-jardin demande beaucoup de précision esthétique. Il est un compromis entre le jardin à la française et le jardin à l’anglaise. Le premier est rigueur géométrique, maîtrise de l’espace, le second fait place à la nature naturelle. L’arme décisive du chef est désormais la pince qui transforme le dressage en dentelle.

Entre jardins à la française et à l’anglaise, par Éric Prowalski

Le luxe est de manger «  naturel ». On paye pour manger des produits non dénaturés, comme cueillis dans le jardin d’Éden. Des produits présentés en leur natureté, comme Adam et Ève avant le péché. Péché consommé tout comme les produits de la terre, mais aussi comme tout ce qui peut l’être de nos jours. On consomme de la culture, du sport, du temps d’écran. Éventuellement du sexe.  Ce qui peut par la bande nous ramener au titre de ce texte : manger le jardin.

Ahah ?

Revenons au début de notre texte. Le jardin est clos et clôturé. Jusqu’à l’invention du ahah. Dans L’encyclopédie de la stupidité Matthijs van Boxsel se réfère à l’Encyclopédie de Diderot pour le définir : « …une ouverture sans grille et à niveau des allées avec un fossé au pied ce qui étonne et fait crier ahah. On prétend que c’est Monseigneur, fils de Louis XIV, qui inventa ce terme en se promenant dans les jardins de Meudon…. ». « Le haha est en vérité d’origine militaire, conçu comme piège pour la cavalerie ennemie » nous rappelle M. van Boxsel. Le ahah permettait de clôturer les jardins sans clôture apparente, grâce à un fossé.

Nature, nature !

Le même auteur, cite ensuite Lancelot Brown (1715-1783) qui fut le maître du jardin à l’anglaise. « Afin de réaliser son idéal, Brown fit littéralement déplacer des montagnes, déménager des villages, inonder des vallées, arracher et planter des milliers d’arbres…À sa mort, Horace Walpole écrivit : « Son génie était tel que ce qui le rendait le plus heureux des hommes fera qu’il sera aussi celui dont on se souviendra le moins : il a si bien copié la nature que son œuvre ne s’en distingue pas. »

Copier la nature est-ce faire œuvre naturelle ? L’assiette n’est pas le jardin. Cultivons plutôt le nôtre, comme on avait coutume de dire à Versailles.

Langue

La langue et ses papilles servent à prendre le goût des aliments. La langue sert à exprimer le goût du monde. Autant qu’elle demeure naturelle, sans mise sous emballage linguistique, sans conditionnement, sans exhausteur de sens ni conservateur. Une langue poétique, naturelle, en sa natureté.