Les pauvres
14 août 2025Rencontre avec Maroussia Laforêt qui travaille sur un thème particulier, les pauvres à Cluny pendant une époque charnière et révélatrice.
— Mon travail de recherche porte sur l’assistance en milieu rural au XIX° siècle. La question est peu traitée dans les publications récentes. Dans ce long XIX° siècle, l’originalité de Cluny, à une micro-échelle, montre comment la sécularisation de l’action d’assistance semble prendre le relais d’une tradition médiévale d’aide aux plus pauvres, lorsque l’abbaye nourrissait des centaines d’affamés chaque jour. Entre permanence et ruptures, on peut s’interroger sur les dispositifs de prise en charge qui se mettent en place vis-à-vis de ces populations pauvres. Dispositifs qui concernent les enfants exposés et abandonnés à l’hospice , les femmes seules et les vieillards. À cette époque, la protection sociale telle que nous la connaissons au XX° siècle n’existait pas.
Pourquoi travailler le thème de la pauvreté ?
Ce qui m’intéresse, ce sont les archives et plus particulièrement, la trace que laissent ceux qui n’écrivent pas. La vie des princes et des princesses, des rois et des reines est dans tous les bouquins. Mais on n’y trouve pas celle du petit peuple, sinon chez certains auteurs comme Antony Kitts, Dominique Kalifa ou André Gueslin par exemple. Lorsque j’ai entrepris un Doctorat sur le sujet, j’avais l’impression d’aller à la pêche, ce qui me plaisait. J’ai constaté que la pauvreté apparaissait dans toutes les séries d’archives, que ce soit dans la voirie, dans les fêtes publiques, dans l’ordre public, dans les rapports de police… Qui on envoie en prison, au bagne : ce sont toujours les plus pauvres. Mon intérêt a été accru par le fait que la pauvreté apparaît en filigrane dans de nombreuses séries. Je n’avais pas d’idée préconçue mais cela m’a sauté aux yeux au bout d’un moment.
Quand on voit un arrêté sur la réglementation du glanage, on se doute que ceux qui glanent sont ceux qui n’ont rien à manger. Les textes indiquent, en creux , qui allait glaner. C’est justement ce qu’on voit en creux qui m’intéresse. Ce qui n’est pas dit directement mais qu’on devine et qu’on arrive à reconstituer, sachant que les pauvres n’écrivent pas, sauf cas exceptionnel des indigentes qui laissent un billet écrit dans les langes des enfants qu’elles abandonnent au tour de l’hospice de Cluny, dans l’espoir de venir les rechercher un jour. Les pauvres ne s’expriment presque jamais directement. Les témoignages qu’on a sont toujours le regard d’une autorité, celle qui distribue l’assistance, d’un puissant sur ces pauvres malheureux qui viennent manger !
La façon dont on traite les pauvres révèle tout le fonctionnement de la société.
C’est pourquoi je trouve intéressant ce rapport entre les riches et les pauvres. On ne peut pas avoir l’avis des pauvres, mais on a l’avis des riches sur les pauvres. J’y reviens : c’est ce qu’on trouve en creux que je cherche.
Un exemple. À Cluny, ce qu’on appelait l’asile correspondrait à l’école maternelle actuelle, pour les 2 à 6 ans. On s’était rendu compte qu’il fallait s’en occuper pour que les mères puissent travailler. Je découvre une facture du Bureau de Bienfaisance disant qu’on a acheté un seau aux institutrices de l’asile pour « le manger des pauvres ». Ça signifie que les restes de nourriture étaient posés à la porte ou ailleurs pour les pauvres. Voilà ce que je cherche. On devine que les pauvres pouvaient récupérer la nourriture dans un seau à l’école. Les pauvres se nourrissaient des restes des pauvres de l’asile.
Je ne rentre jamais dans le jugement : je constate à partir des informations que je trouve. Je constate toujours en me disant que je peux me tromper, que je n’ai pas tous les éléments. Avec d’autres documents, j’aurais peut-être un autre regard.
Je travaille sur ce qu’on appelle le grand XIX °siècle, en gros du lendemain de la Révolution jusqu’à la Guerre de 14. Pendant cette période, on passe à Cluny de l’assistance religieuse avec les moines, les pèlerins, etc, à une assistance communale vers 1820-1824, parce que les moines sont partis. La société prend le relais de l’Église, bien que la coupure ne soit pas nette, des ramifications subsistent. Un bureau de bienfaisance se met en place. Des dames de bienfaisance, souvent les épouses de notables, vont procéder à des distributions alimentaires, ou de fagots, de chaussures pour que les pauvres parviennent à survivre, qu’ils ne meurent pas trop, par charité chrétienne et pour qu’ils ne créent pas trop de soucis.
C’est en même temps garder bonne conscience et une surveillance importante. J’étudie ces deux aspects : l’assistance à moindre coût et la surveillance, le contrôle. Dans les textes, il y a les bons et les mauvais pauvres. Les bons, dits « pauvres honteux » car ils ont honte d’être pauvres, sont ceux qui ont un domicile de secours à Cluny, dans la ville ou dans les communes autour. Ils ne sont pas sans domicile fixe ; ils ont une adresse, on sait chez qui ils sont. Et puis il y a « les populations flottantes ».Elles comprennent les gens qui circulent, qui sont là aujourd’hui sans qu’on sache où ils seront demain. Ça « flotte ». Ce sont les mendiants, les journaliers, les chômeurs qui ont parfois un domicile de secours mais loin de Cluny. Ils viennent très souvent de Savoie, du Piémont. Ce sont des marchands ambulants, des colporteurs, des aiguiseurs, des rémouleurs. C’est Dominique Kalifa qui mentionne ces populations flottantes comme habitant les quartiers pauvres, insalubres et inondables comme Saint Marcel ici, à Cluny.
Je travaille aussi sur les bagnards. Sans le sou, eux aussi circulent. Ceux qui demandent à revenir à Cluny ont des passeports de l’intérieur d’indigents, avec des secours de route et leur trajet est surveillé de près. À la sortie du bagne où ils ont fait leurs 6 ans, automatiquement doublés par 6 ans en tant que prisonniers, soit 12 ans au total, on leur demande où ils veulent aller. Ceux qui sont nés à Cluny reviennent en général à Cluny. Il y a des étapes obligées, avec tampons des autorités, pour qu’ils aillent bien de Brest à Cluny et qu’ils y restent.
Les gens qui composent ces populations bougent par nécessité : pour fuir la misère, pour trouver du travail. On trouve des femmes seules, des familles entières avec 5 ou 6 enfants. Toutes ces personnes qui circulent sont surveillées et on les a dans les textes quand elles sont rattrapées par la patrouille. Au moindre délit, au moindre problème, on les retrouve dans les archives.
Il ne faut pas que ça bouge trop, que les gens restent trop longtemps. Parmi tous les registres, l’un provient du Refuge de Cluny de 1900 à 1908, une sorte de pièce dans l’Hôtel-Dieu, qui pouvait accueillir 3 personnes par nuit. Avec un certificat d’indigence fourni par les autorités, elles peuvent y rester une nuit, parfois 2 quand ce sont des femmes, éventuellement avec des enfants. Au bout de 3 nuits, on les met dehors. On surveille donc ces gens qui passent par Cluny et en repartent.
Les archives ne révèlent aucun état d’âme, aucun sentiment. C’est de la gestion financière ; une assistance à moindre coût et sous surveillance. J’ai déjà évoqué le besoin de bonne conscience à la base de cette assistance, mais il y a énormément de pauvres, il faut éviter que la situation explose. Un pauvre qui a faim est dangereux. En nourrissant ceux de la ville on crée une sorte de clientélisme.
Est-ce que les pauvres servent à quelque chose ?
Je répondrais de façon un peu cynique qu’ils servent à montrer la bienveillance des puissants, bien que ce ne soit pas le but avoué. Il faut noter que ceux qui sont aux manettes, à la mairie, sont très souvent médecins, et en particulier à l’Hôtel-Dieu. Il y a donc une collusion entre les pouvoir politique et médical et les notables de la ville. Je l’ai découverte au fil de mes recherches.
Tirer des fils jusqu’au présent ? Lors de ma dernière conférence, les gens ont posé la question. Ils voient des parallèles ; ce n’est pas mon travail. Je n’extrapole pas, je reste au XIX°.. Le contexte est différent. Le public, lui, n’est pas dans les archives, il reçoit les informations avec les yeux de maintenant. Même si j’évite d’établir des parallèles, on constate que l’assistance sous conditions a toujours été.
Il y a toujours ce poids moral. Les dames de bienfaisance qui font des listes interminables avec des gens à secourir ou pas émettent et notent des avis du style « Mérite ou ne mérite pas » Parfois l’avis est circonstancié : « Cette ouvrière a 2 enfants à charge, dont un alité depuis la naissance », par exemple. On a donc des bons pauvres et parmi ceux-ci des mauvais qu’on ne va pas aider. Il peut y avoir de l’alcoolisme, même si ce n’est pas exprimé comme un problème à l’époque, des gens pas très nets…(il existe plus d’une cinquantaine de débits de boisson ou auberges à Cluny au milieu du XIX° s…)
Au XIX° siècle, il semble qu’on passe du pauvre biblique, image du Christ, au pauvre dangereux. On nourrit le mendiant pour qu’il ne meure pas dans la rue, mais il ne faut pas qu’il y reste. D’autant plus que le nombre de pauvres augmente. Lors de crises frumentaires le prix du blé explose, il y a des crises climatiques, notamment dans les années 1815/1820, et puis en 1846/1847. Beaucoup de gens n’ont plus rien à manger pendant ces périodes.
Je travaille en ce moment sur les colporteurs qui viennent de Savoie ou d’Italie. Il faut les surveiller et les contrôler comme les autres. Les sources d’informations montrent que les gens circulaient beaucoup.
L’assistance religieuse, on l’a vu, est remplacée par une assistance plus sociale, toujours avec un fond religieux…
…avec une laïcisation de l’assistance, pour arriver petit à petit à toutes ces grandes lois de la fin du siècle sur la gratuité de la santé, l’aide aux familles nombreuses, l’aide aux femmes en couches. Toutes ces grands lois qui seront appliquées après la Première Guerre sortent entre 1885 et 1905. Même si c’est compliqué, il est intéressant de voir comment on passe vers quelque chose de beaucoup plus institutionnel qui produit moins d’archives. Puisque ça devient institutionnel, on n’a plus besoin d’écrire tout ce qu’on fait. C’est cadré conformément à la loi.
Est-ce que l’assistance est une forme de générosité, de nécessité ? Où se situe l’équilibre ? Difficile d’y répondre. Ce qui saute aux yeux, ce sont toutes ces femmes qui élèvent seules des familles. On en parle beaucoup aujourd’hui, mais ce n’est pas nouveau. Il faut souligner qu’à l’époque une femme n’a pas le droit de faire de recherche en paternité. C’est interdit par le Code de Napoléon. Depuis 1804, si une femme tombe enceinte et veut demander une participation au géniteur, c’est interdit par la loi. Toutes les célibataires qui se retrouvent enceintes n’ont aucun recours. C’est ce qui explique tous les abandons d’enfants au XIX° siècle. On retrouve ces femmes dans les lois de 1905 sur les familles nombreuses. Il faut qu’elles soient seules, sans ressources et avec 5 enfants de moins de 12 ans. On leur donne 5 francs par mois. Même s’il y a tout le poids moral et religieux sur ces femmes qui ont « fauté », on trouve très rarement des appréciations à leur sujet. Une seule fois, j’ai vu dans des archives municipales une dame de charité qui propose d’aider Mlle X qui se retrouve enceinte. Entre parenthèse est écrit : « Coup d’un soir ? » Il faut ajouter les femmes enceintes à cause d’un viol. Tout est mis ensemble, et résultat, les mères abandonnent leur enfant à l’hospice. Elles n’ont pas d’autre solution parce que les femmes du peuple travaillent.
Le système du tour d’abandon existe dans près de 250 hospices entre 1811 et 1861 en France. Les femmes placent leur enfant dans un tour. C’est comme un tonneau qui tourne, ouvert sur la rue. La mère y pose l’enfant, tourne le tonneau et l’enfant passe dans la pièce où se trouvent des religieuses qui le prennent en charge. Alors l’abandon est définitif. On plaçaient ensuite les enfants chez des nourrices. Dans le Clunisois, tous les villages comptaient des nourrices qui accueillaient des enfants abandonnés. Ce système permettait à des femmes tout aussi pauvres de toucher le prix de la pension de « l’enfant de l’hospice »..
Cette époque, le XIX ème est étonnante. Elle est encore toute proche, et en même temps…Je suis tombée sur 1137 dossiers d’enfants abandonnés en 5 ans et demi, 6 ans, entre fin 1845 et mi-1852. Cluny faisait alors 4000/4500 habitants. Un enfant tous les 2 jours ! Venant aussi des hospices de Lyon, de Mâcon, des enfants des alentours abandonnés nuitamment dans le secret. Abandonnés par les sages femmes, ou bien par les curés, par la famille, la mère. Ces enfants de 1845 à 1852, j’en ai toute la liste. On a très peu d’informations sur leur devenir, sinon que 10% à peu près survivaient. De temps en temps on les retrouve quand ils demandent des autorisations de mariage. La majorité est alors à 21 ans ; s’ils sont plus jeunes, ils ont besoin de l’autorisation de l’hospice. On ne constate aucune élévation sociale : ils sont domestiques.
Je donne en septembre 2025 une conférence dont le titre est « Pauvretés itinérantes », avec en sous-titre « Ordre et désordres à Cluny et dans ses campagnes ». On rejoint bien sûr la circulation des populations indigentes, et leur surveillance, à charge des aubergistes, qui sont comptables des débordements sous peine de perdre leur patente, qui représente un tiers de leurs revenus annuels. Ils doivent donc jouer le jeu. Ils sont responsables de l’ordre dans leur auberge, mais aussi la nuit dans la rue. Ils doivent rendre compte des charivaris, des cavalcades masquées ; de tout bazar nocturne.
La pauvreté étant un sujet inépuisable, la conversation continue avec Maroussia. Chacun pourra poursuivre de son côté , tisser ou non des liens avec le fonctionnement actuel de notre société et en tirer les conclusions qu’il lui plaira.