« Madeleine, Résistante » par Dominique Bertail
16 novembre 2021Rencontre avec Dominique Bertail venu dédicacer Madeleine, Résistante chez BD Fugue // Annecy
L’intuition que permet la maîtrise
J’ai entendu Madeleine Riffaud à la radio. Il y a un documentaire qui parle d’elle, un livre rapporte son histoire. Je voudrais m’intéresser plus précisément à votre rôle dans l’aventure de cette BD. Votre travail y a été particulier ? Il vous a appris quelque chose ?
Je ne sais pas vraiment parce que c’est très intuitif. Je réagis face à la situation et ce qu’il faut faire. Là, c’est vrai, il s’agissait de parler de Madeleine, de sa mémoire comme si c’était la mienne.
L’importance de la parole
C’est elle, vous, l’échange entre vous, Jean-David Morvan le scénariste…
Jean-David l’a fait énormément parler, il me soumet le scénario qu’il en a tiré. Je pose à mon tour plein de questions nécessaires à la mise en scène jusqu’au détail. Pour mettre des images sur la mémoire de Madeleine, il faut énormément l’écouter jusqu’à avoir l’impression d’avoir vécu ce qu’elle raconte. C’est indispensable pour le retranscrire de la manière la plus vivante possible. Je n’aime pas trop les biopics, raconter la vie d’une personne qui n’est plus là pour se défendre. Nous faisons une autobiographie et nous l’y aidons.
Vous l’accouchez.
C’est vraiment ça. En la faisant parler, Jean-David aide sa mémoire à revenir de plus en plus à la surface. Elle redécouvre presque elle-même sa propre mémoire.
Être dans le rythme
On retrouve dans votre dessin le rythme, la musique de la parole. Sur une page revient 4 fois l’expression « Je me souviens ». Sur une double page, le discours éclate en bulles dans l’espace.
C’est d’autant plus important que Madeleine est elle-même écrivain. Nous ne recueillons pas les mémoires d’une vieille dame pour en faire un roman. Elle raconte comme elle écrit, ou presque. Nous nous contentons de mettre notre savoir à son service. Elle a une voix, un ton. Elle me fait beaucoup penser à Dostoïevski ou à Céline. Comme d’autres écrivains, on la reconnaît au langage. Madeleine écrit de la poésie depuis ses dix ans. Ce rythme s’ajoute à une forme de gouaille très littéraire. Certains mots, certaines tournures de phrases ne sont qu’à elle. Ajoutez-y son rythme ! La première fois que je l’ai vue, elle m’a raconté entre onze heures du soir et deux heures du matin sa détention à la gestapo. C’était Shéhérazade qui racontait !
L’esprit de la Résistance (résister aux aveux) et la nécessité de témoigner
Résistante, elle a dû se taire, cacher, dissimuler. Maintenant, c’est l’inverse.
Les Résistants se sont tus pendant longtemps parce qu’ils avaient été codés pour se taire et s’auto persuader qu’ils ne savaient rien. Et puis, en parler rappelle des souvenirs très douloureux. Elle les revit en les racontant.
La partager avec des gens attentifs, comme vous, peut apporter un apaisement ?
Je crois qu’elle le fait par devoir à l’égard de ceux qui sont morts. La culpabilité des survivants. Elle sait que ceux qui ont fait le plus sont morts. Madeleine raconte parce qu’elle entend beaucoup d’historiens qui n’ont pas connu cette période et disent pas mal d’âneries.
L’album tombe au milieu des débats qui annoncent l’élection Présidentielle.
Elle est consciente du climat politique actuel. Comme elle est la dernière à pouvoir témoigner, elle veut que son récit soit le plus précis possible. La vérité est une affaire complexe. Madeleine veut apporter son témoignage parce qu’il provient directement de ce qu’elle a vécu. Elle n’y met aucun ego. Sa verve l’aide certainement à supporter le rappel de ces événements. Des centaines d’heures d’écoute ont permis à Jean-David de s’en imprégner pour les retranscrire. Il arrive à parler comme Madeleine, qui en retour valide notre travail.
Le dessin suit le cours du discours
Je reviens à votre première question. Je connais très mal cette période de l’Histoire. Je la découvre mieux. Finalement je rejoins un peu le travail que j’avais réalisé sur la bataille d’Austerlitz. J’avais voulu la représenter parce que ça n’avait jamais été fait correctement. J’ai l’habitude, même dans d’autres livres, du travail de reconstitution historique.
Il y a plusieurs types de représentations graphiques liées au discours. Les doubles pages, le récit habituel, les « Souvenirs Supplémentaires », les textes de Madeleine incorporés au récit…
Madeleine raconte par thèmes. Elle parle des roses que lui a offertes Éluard, qui lui rappellent les roses que son grand père créait, qui lui rappellent…Sa mémoire fonctionne par associations poétiques. Avec Jean-David, nous aurions pu décider de garder cette organisation. Ou bien l’ordre dans lequel fonctionne la mémoire. Mais le sujet aurait été davantage la mémoire que Madeleine et ses souvenirs. De mon côté, j’étais tenté par du pur linéaire. Je souhaitais que ma fille puisse le lire, ou ma mère qui n’a pas l’habitude de lire. Au fond, si j’ai appris quelque chose, c’est ça. Jusque-là, j’avais tendance à prendre mon plaisir dans le vice. Dans la structure et la complexité du récit, comme avec Smolderen. Il est plus difficile de faire vivre un personnage en s’adressant à tout le monde. Nous sommes tombés amoureux de Madeleine. Nous devons transmettre notre amour à tous les lecteurs.
Les relations vraies que Madeleine suscite
C’est votre relation avec Madeleine qui le permet.
L’intimité qui s’est créée. Quand je la dessine, je pense tout le temps à elle. Et puis je l’ai tellement intégrée que je la recrée comme si je créais un personnage. Pour être vivant, un personnage doit être un alter et ego de nous-mêmes. Il faut le ressentir de l’intérieur. C’est un double langage permanent. Il vient de l’intérieur et je suis conscient en même temps que c’est Madeleine, pas un personnage. J’ai toujours en tête sa voix, ses gestes, sa personnalité.
Au service de la parole et de l’Histoire qu’elle incarne
Jean-David et moi ne mettons aucun ego d’auteurs dans ce travail. Nous sommes au service de Madeleine. Ça me permet d’expurger dans mon boulot tout ce qui n’est pas indispensable.
C’est une contrainte qui vous rend très libre.
Il y a une forme de pratique zen. Je ne suis plus là, sinon pour faire ce que je sais faire. Le travail de mise en scène n’a pas pour but de me positionner en tant qu’artiste.
Quand n’y voir que du bleu aide à mieux percevoir
Vous poussez la conscience professionnelle jusqu’à porter aujourd’hui un polo bleu en accord avec la couleur dominante de l’album ! On retrouve le bleu dans l’un des textes de Madeleine qui figure dans le livre. Elle parle, je crois, de regrets bleus…
Pour le bleu, il y a l’approche poétique, l’approche technique. C’est un bleu très particulier, tout à l’aquarelle. Le même bleu qui a la spécificité d’aller vers le très sombre, jusqu’au noir. À l’opposé du camaïeu, il est très oxygéné, très aéré et lumineux quand il est clair grâce à une nuance jaune qui lui donne une tonalité verte. En sombre, il fait remonter les rouges, violacés pour devenir ténébreux. Ça apporte une cohérence à l’album. Je ne pouvais pas travailler en couleur. Des passages vont se dérouler pendant l’insurrection, en juin 44. Une période de canicule, un ciel bleu…qui n’aurait pas correspondu avec des couleurs à l’ambiance de la ville, ni du pays en souffrance. La couleur aurait été en contradiction avec la dramaturgie.
Aller à l’essentiel
Cette couleur crée aussi une forme de distanciation.
Effectivement, elle permet de rendre plus digestes certaines choses très dures. Par ailleurs la couleur apporte plus d’animation. Ce bleu nous renvoie au travail fait à la main. La voix de Madeleine raconte, ma main dessine. Comme j’aime beaucoup la couleur, celle-ci serait devenue un sujet.
Chaque changement de chapitre est signalé par un dessin représentant souvent Madeleine, page de gauche, sur fond blanc.
Il fallait aller droit au but, sans perdre de temps. Le récit est découpé en moments de vie. Une page de respiration était nécessaire pour passer d’une étape à une autre. Chaque image résume ce qu’on vient de lire, on la voit grandir, ce qui la rend plus vraie.
La littérature, l’art, du réseau de Résistants au réseau de références
On pourrait parler d’une multitude de détails. Une traction sur le bas-côté juste après un bombardement, un cheval fou en plein champ…mais la couverture est tellement parlante. Les soldats allemands sont représentés comme des robots, la propagande nazie sert de fond. Madeleine toute jeune occupe le premier plan. Elle tient le livre d’Éluard « Vérité et Poésie ». Une grande partie de la problématique est là.
Presque tous les éléments sont concentrés en une image qui s’est imposée tout de suite. Je voulais qu’on la voie avec son attribut. Zorro a son épée, Lucky Luke a son pistolet. Madeleine, on la voit avec son recueil de poésie d’Éluard. Elle s’est constituée avec les mots et la littérature. C’est avec ça qu’elle se bat. Il fallait montrer aussi la menace, l’occupation allemande sans sombrer dans l’esthétisation. Sans complaisance.
La première double page amplifie ce que l’on voit en couverture. Madeleine représente la fragilité au milieu d’une force brute.
J’ai forcément en tête Miyazaki. Il y a aussi un côté Jeanne d’Arc. La jeune fille au milieu de toutes ces brutes.
Les bienfaits (parfois) de la bipolarité
J’y ai vu aussi une touche de science fiction.
Peut-être à cause de cette nourriture du manga qui revient dans mon dessin. Quand Madeleine raconte ce quai de gare, c’est tellement ahurissant qu’il n’y a que la science fiction capable de proposer une imagerie à la hauteur de ce qu’elle a ressenti. Je construis aussi tout mon dessin sur une bipolarité. D’un côté une sorte de ligne claire, un peu mœbusienne, lumineuse et féminine, de l’ordre de la subtilité, du dessin de mode. De l’autre côté tout ce qui est fait dans la masse. Ce qui est terreux, lourd, tout en volume. Les gueules cassées. J’adore ces deux pôles de dessin et les confronter l’un à l’autre pour les faire coexister.
« Moi, j’aime pas qu’on m’interdise quelque chose »
Il y a dans votre dessin des changements de focales. Nous avons parlé de distanciation. Les références littéraires et artistiques permettent aussi de passer de la réalité brute à la distanciation par la culture.
Parce que la littérature est fondamentale pour Madeleine. Nous avons insisté sur l’épisode du sana parce qu’elle y définit sa position dans le monde grâce au romantisme allemand. C’est la littérature qui la fait agir. La littérature est aussi une référence pour nous qui souhaitions un grand récit d’aventure. La vie de Madeleine a toujours été extraordinaire. Elle est toujours allée au-devant des événements au lieu de les subir. Ce côté picaresque répond à mon souhait de faire « mon Blueberry ». Avec Madeleine, c’est de l’aventure pure. Et, en plus, c’est vrai. Et elle inclut la littérature !
J’ai entendu Madeleine dire, lors d’une émission de radio « Moi, j’aime pas qu’on m’interdise quelque chose. »
On a ça en commun. C’est peut-être l’une des raisons pour lesquelles on s’entend bien.
[ Tiens, tiens ! La phrase de Madeleine résonne parfaitement avec la formule « Vivre libre ou mourir » qui a voyagé de la Révolution au plateau des Glières tout proche]