Alice Guy,Catel et Bocquet , la part des femmes
30 novembre 2021Rencontre chez BD Fugue-Annecy avec Catel et Bocquet pour évoquer leur livre sur Alice Guy ainsi que leur travail sur les héroïnes oubliées, parmi lesquelles Joséphine Baker enfin reconnue avec son entrée au Panthéon. Travail et parole sont tellement bien partagés, inutile de signaler qui parle, de la dessinatrice ou du scénariste.
Les changements de chapitres sont signalés par des dessins de maisons, de bâtiments. L’architecture est importante dans le récit.
C’est un changement de décor. Puisqu’on est dans le dessin, dans le visuel, on ouvre chaque chapitre par une respiration. De même que chaque nouveau chapitre est signalé par une date. Nous ouvrons de manière neutre…
Pas si neutre que ça. Il y a une relation entre la façon de penser, la façon d’être et le milieu dans lequel vous vivez. Les montagnes, à Annecy, donnent une mentalité particulière. Votre travail est très sociologique et les représentations architecturales renforcent cette approche.
C’est aussi une manière de marquer l’ellipse. On passe d’une date à une autre, d’une époque à une autre, d’un monde social à un autre. C’est la même démarche avec Joséphine Baker. Nous partons de Saint Louis, aux USA, pour arriver à Paris. Avec Alice Guy, nous passons de Valparaiso à Ferney-Voltaire. L’architecture est symbolique de ces mondes sur tous les plans.
Puisque nous évoquons voyages et manière de penser, votre travail montre l’esprit colonialiste, la pensée d’une époque. Vous exposez les choses le plus objectivement possible. Il n’y a pas de revendication même si votre travail est très féministe.
Oui, mais nous ne sommes pas des militants. Nous faisons des bandes dessinées pour raconter des histoires de femmes affranchies que nous appelons des clandestines. Elles ont marqué l’Histoire d’une empreinte indélébile, politique, sociologique, artistique ou autre, mais elles ont été peu ou mal retenues par l’Histoire. En tout cas de leur vivant. Joséphine Baker, elle, rejoint le Panthéon alors qu’elle est morte ruinée. Ces femmes n’ont pas eu la chance de voir comment l’Histoire les retenait. Les grands hommes, à l’opposé, marquent nos livres même du temps de leur vie. Qu’est-ce’ que nous avons comme modèles dans nos livres pour nos trois filles ? Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette. Nous avons envie de replacer les héroïnes dans cette grande Histoire de France et internationale. Tout le monde connaît la Gaumont, mais pas Alice Guy.
Le lecteur peut se dire « C’est trop beau, cette Alice Guy. On a trafiqué le scénario. Tous les thèmes sont là, ils collent au regard contemporain. On a la condition féminine, le travail des enfants, le contrôle des naissances, les abus sexuels…
Vous avez raison, tout y est. Comme pour toutes nos héroïnes, la réalité dépasse la fiction. Si nous avions inventé le personnage, on ne nous aurait pas crus. Elle fait des films féministes, elle invente le péplum, la série, le making-of.
C’est une visionnaire !
Tout le monde s’accorde à la reconnaître comme la pionnière du cinéma. Elle est surtout une cinéaste singulière qui innove en permanence. C’est sa singularité, c’est son identité dans ce qu’elle fait.
Toute gamine, elle a déjà cette forte personnalité qui lui permet d’affirmer des choses à travers elle.
Elle a écrit son autobiographie, qu’elle n’a pas vue publiée. La dernière image de notre livre est la couverture de cette autobiographie. Ce texte brut permet d’avoir son ton, son point de vue sur le monde avec suffisamment d’anecdotes dans lesquelles nous nous sommes plongés. Il faut d’ailleurs tout reconstruire parce qu’il n’y a pas de dates.
Chaque livre vous demande une somme de boulot !
C’est un travail de journalistes d’investigation. De rats de bibliothèque. L’autobiographie dans une main et la chronologie que vous retrouvez à la fin du livre. C’est ce que m’a appris Lacassin. « Tu veux travailler sur un sujet ? Tu dois en connaître la chronologie. » La filmographie pour Alice Guy ? Encore faut-il en trouver une fiable.
La mise en page, le dessin traduisent ce travail d’investigation.
On part en voyage tous les deux. On va toujours sur les lieux où ont vécu nos héroïnes. On y passe du temps et on découvre des choses.
En fait, votre boulot est un prétexte pour être ensemble sans vous ennuyer, voyager !
Toutes nos héroïnes sont d’étonnantes voyageuses. Elles sont affranchies, créatives et elles ont un destin romanesque. Une écrivaine qui passe toute sa vie à son bureau serait moins intéressante à dessiner. Nous sommes des auteurs de bande dessinée avant tout. Nous passons beaucoup de temps à choisir nos héroïnes. Kiki de Montparnasse est sorti en 2007. C’est notre 4° livre en 2021.
Vous vous intéressez plutôt aux destins féminins parce que vous avez trois filles ?
La décision n’a pas été prise d’un coup. On a travaillé avec elles, vu les livres d’Histoire. Elles ne se voient pas faire de la politique parce qu’elles n’ont pas de modèles. Le droit de vote arrive très tard. Alice Guy a été une pionnière. Elle a reçu la Légion d’Honneur en 59 pour avoir été la première metteure en scène de cinéma. On l’a entendue mais on ne l’a pas écoutée. Certains de ses films, après sa mort, ont même été attribués à d’autres, à des hommes. Pour nos filles, on avait envie de donner la parole aux femmes.
À propos d’Alice Guy, l’une de nos filles qui faisait une fac de cinéma nous a demandé un jour « Vous connaissez Alice Guy ? » Oui, mais nous pouvions passez de la théorie à la pratique en donnant la parole à cette réalisatrice.
Qu’est-ce qui expliquerait sa disparition du paysage public ? On voit que c’est un monde d’hommes. Y a-t-il d’autres raisons ?
Tout ce qu’elle fait en France n’est pas signé, à une exception. On se fiche des films, c’est pour les forains. Ce n’est qu’un divertissement destiné à amuser les gens. Quand on commence à signer les films, elle part aux USA. On ne commence à s’intéresser à l’histoire du cinéma qu’après la seconde Guerre Mondiale. Henri Langlois invente le principe de la cinémathèque et de l’archivage. 60 ans après l’invention du cinéma ! Beaucoup de films ont disparu, surtout du cinéma primitif. Pour croire Alice Guy, il fallait s’appuyer sur des catalogues, des témoignages mais ses films n’étaient plus visibles.
Votre livre traduit aussi toute une réflexion sur le cinéma et l’art « La réalité du sang provoque l’horreur, tandis que son évocation convoque le frisson. » Réflexion sur la représentation, sa vérité, le jeu d’acteur. La photographie aussi fait réfléchir à la notion de réalité.
Alice invente toute une grammaire. Avec son film montrant les bébés qui naissent dans les choux. Ensuite avec l’histoire d’une femme enceinte qui a des envies irrépressibles. Elle pique une sucette à une gamine. Ensuite un verre d’absinthe à un bar, une pipe à un fumeur. On voit un gros plan la montrant se délectant, sur un fond blanc qui a succédé au décor naturaliste. Elle invente ou utilise le gros plan.
Elle est toujours dans la nécessité d’inventer parce que le cinéma évolue. Il faut établir la relation avec le public.
Elle arrive même à se filmer en train de faire une scène de phonoscène puisque Gaumont veut créer le son. C’est là qu’elle crée le making-of. Ceci nous a permis de voir combien il y avait de personnes au travail, la disposition, les lumières, le matériel. Elle invente la série avec La vie du Christ. Elle présente même une inversion du monde en inversant les rôles des femmes et des hommes. Les femmes du public rient. Gaumont, lui, ne perçoit pas la drôlerie. Il n’a pas d’humour. Il est technicien. Le cinéma est avant tout un monde de techniciens dans lequel Alice Guy est tolérée parce qu’elle fait vendre.
Avec plus de compréhension de la part de Gaumont, d’autres relations avec son mari, elle avait l’élan pour produire une œuvre reconnue.
En se mariant, elle redevient une bourgeoise qui doit faire des enfants. Ce mariage est à la fois une chance et une malchance : l’amour, les enfants…et puis elle doit suivre son mari aux États-Unis. Elle reprend tout de même la création après deux années consacrées à sa famille et ira même jusqu’à créer sa propre société. Elle va être une immense productrice et gagner beaucoup d’argent.
Aurait-elle fait une autre œuvre ? Non. Elle a toujours été libre. Si elle bataille avec Gaumont , c’est parce que c’est lui qui paye. Le cinéma est de l’art commercial avant tout.
Oui, on voit comment le cinéma passe de simple curiosité à une industrie. Vous développez différents axes, la vie d’Alice Guy, la société et les mentalités de l’époque, l’évolution du cinéma, les relations entre les personnages. Tout est lié, d’où la nécessité de ce format qui ressemble davantage à un livre qu’à une BD.
C’est le format du roman graphique qui le permet. Le lecteur peut jouer, voir, consulter la biographie en fin de livre. Il peut circuler comme il veut. Il peut se promener.
[Alors que jusque-là les réponses de Catel et de Jean-Louis Bocquet étaient alternées en une parfaite harmonie, une question (enfin !) les divise « Catel pourrait-elle être l’héroïne d’un prochain livre ? » Piste à suivre…avec humour].
Il est possible de parler de votre prochaine héroïne ?
C’est Anita Conti. La première écologiste, océanographe. Elle a alerté : en faisant mourir la mer, on fait aussi mourir la terre. Tout le monde connaît Cousteau, personne ne connaît Anita Conti, sauf les marins qui l’appelaient « La Dame de la mer ».