Immigrés âgés. Quel sort leur est réservé ?
19 janvier 2022Moncef LABIDI est sociologue de formation. Il a créé Ayyem Zamen en 2000. Cette association a pour but de venir en aide aux immigrés âgés et de les accompagner dans la vieillesse.
En 2003, il ouvre le Café Social Belleville, à Paris. Il y accueille les immigrés proches de la retraite ou retraités, femmes et hommes. C’est au tour du Café Social Dejean en 2008 dans le quartier Barbès. Puis en 2014, les « Domiciles Partagés ». Ce dispositif de colocation entre personnes immigrées âgées contribue à les sortir de l’habitat et l’hébergement indignes.
L’âge de la retraite venu, il a quitté l’association qu’il dirigeait depuis sa création. Il reste cependant une sentinelle vigilante et un défenseur acharné de la cause des immigrés âgés. D’où ce manifeste à valeur de testament qu’il laisse après son départ.
Manifeste pour une légitime défense du droit des immigrés au bien vieillir là où ils le désirent
Ils ont laissé
derrière eux des terres où l’herbe ne pousse plus, des femmes et des enfants en pleurs. Ils ont pris des bateaux et s’y sont entassés. Ils ont eu le mal de mer et le mal du pays.
Arrivés en terre promise, la terre d’immigration, ils ont été livrés à moindres coûts au béton, au goudron, aux marteaux piqueurs, aux vapeurs chimiques, aux produits toxiques, à l’amiante… pour pouvoir offrir aux leurs une vie meilleure et à leurs enfants, la réussite scolaire.
Une génération d’immigrés s’est ainsi épuisée à la tâche pour des bas salaires, sans jamais sortir de conditions de vie accablantes. Une génération sacrifiée poussée par le rêve de sortir un jour de la pauvreté, celle-là même qui les a mis sur la route de l’exil. Et finalement ce sont eux qui ont mis un « toit » sur la France, nourri de leur sueur sa prospérité et sa modernité.
Aujourd’hui
le voile pudique s’est levé sur une vieillesse particulière qui s’est construite dans l’ombre, la discrétion et l’invisibilité. Une vieillesse qui niche dans l’angle mort des décideurs. Et pour cela laissée pour compte, car elle ne compte pas ou si peu.
Invisibles et inaudibles, les vieux immigrés sont peu présents dans les lieux d’accueil et d’accompagnement des aînés vulnérables, ou relégués au titre du public spécifique.
Une vieillesse à nulle autre pareille
Elle est une précipitation dans l’inquiétant inconnu d’un territoire hostile. Elle est une entrée en zone de turbulence qui met à mal les certitudes et les doutes, floute les repères, s’ouvre sur la déroute et l’égarement, l’indécision, la détresse.
Comme non désirée, une vieillesse, qui s’accomplit en terre d’immigration, à l’enseigne de la précarité et de l’isolement. Elle est le résultat du déclassement et de la disqualification sociale à l’œuvre depuis longtemps et qui se traduit par la sortie brutale du monde du travail, une mise au rebut.
Une vieillesse où les vieux sont aussi des vieilles
épouses venues rejoindre les conjoints, aujourd’hui veuves, divorcées ou célibataires, venues seules. Une vieillesse à laquelle les retraités ne se sont pas préparés mais qui leur impose de faire des choix contraignants et difficiles. Et maintenant ? Rester, repartir, quels renoncements ? On n’a pas assez mesuré les conséquences d’un “provisoire qui dure“ et du piège de l’âge qui s’est refermé doucement sur ces hommes et ces femmes qui, l’heure de la retraite venue, ne sont pas tous retournés au pays retrouver la famille et finir leurs jours entourés et accompagnés.
Sentiment de culpabilité
de « se laisser aller à rester », impression d’avoir tourné le dos à la famille et au pays. Crainte qu’on ne les entende plus là-bas et de ne pas être acceptés ici. Leurs familles se seraient donc habituées à leur absence. Poids de la honte de se sentir de trop, hôtes vieillissants et encombrants chez les autres.
Des vieux immigrés sont présents sur le sol français depuis plusieurs dizaines d’années. Ils se sont enracinés en terre d’immigration, s’y sont attachés. Ils se sont essayés « au mode de vie à la française » et certains, ont atteint le stade d’une véritable intégration. Mais ils n’accèderont pas au statut de citoyens qu’ils souhaitent tant avoir. Ils ont réalisé des exploits, mais ne monteront pas sur le podium, n’auront ni médailles, ni reconnaissance.
Le mur de l’indifférence est depuis longtemps érigé comme un rempart infranchissable.
Ils sont là et bien là
. Leur sort pourrait être amélioré au nom d’une ambition véritable et juste pour leur apporter des réponses décentes, courageuses. Dans le contexte actuel, il est même dangereux de donner l’occasion à des prédateurs issus de mouvances religieuses fondamentalistes d’épouser la cause de ces vieilles personnes laissées pour compte. Cela serait une faute morale impardonnable qui causerait des dégâts sans doute irréversibles. Solidarité et cohésion, fraternité et main tendue aux plus vulnérables : ces mots appartiennent trop souvent à un lexique que seuls les doux rêveurs, épris de liberté et les poètes utilisent, avec angélisme et innocence.
Il y a urgence
Les messages délivrés par les politiques en responsabilité sont inquiétants : ce n’est plus la pauvreté qui doit être combattue, mais celles et ceux qu’elle accable et à qui elle fait perdre leur humanité.
Il y a urgence à transmettre des messages apaisants et confiants aux jeunes générations, filles et fils d’immigrés nés en terre d’immigration, qui y vivent et y travaillent et qui ne tarderont pas à demander des comptes : qu’avez-vous fait de nos anciens qui ont tant donné ?
À l’heure où les compteurs seront relevés, ils endosseront l’habit du comptable pour souligner les pertes, réelles et symboliques.
Que dire ?
Que représentent ces hommes pour leur pays d’origine et les leurs ? Des immigrés qui ne sont pas censés vieillir, mais toujours des convertisseurs d’euros, des « papas mandats », des pères Noel chargés de cadeaux, à chaque retour ? Le silence assourdissant, comme s’il s’agissait d’un secret honteux, qui tait une vie précaire, faite de privations et de renoncements. Le sentiment de ne plus compter ou si peu qu’on finit par ne plus avoir de consistance, comme « dématérialisé ».
L’écartèlement entre ici et là-bas
La place probablement perdue là-bas, la place pas toujours acquise ici. C’est dans les couloirs aériens que leur vieillesse s’accomplit, dans l’avion, l’endroit où ils se sentent le mieux. La maltraitance des administrations qui s’acharnent à débusquer parmi les vieux immigrés des « fraudeurs » qui se seraient rendus coupables de séjourner au pays pour tenter de retrouver un peu de réconfort auprès de leurs enfants et petits-enfants. Les sanctions pécuniaires à leur encontre qui mettent bon nombre sur la paille.
Les contrôles intempestifs
qui prennent la tournure de « ratonades administratives » et qui ciblent particulièrement ces hommes isolés, désarmés face à une administration tatillonne, soupçonneuse et toujours plus distante. Les dépouilles de ces vieux immigrés décédés seuls, découverts à l’odeur et rapatriées par fret aérien comme une vulgaire marchandise. Des corps jamais réclamés dans les chambres froides des hôpitaux. Ces hommes d’un certain âge, n’auront pas droit au répit, au couronnement de l’expérience de la vie, au respect de leurs cheveux blancs et au prestige du statut de l’ancien, détenteur et conservateur de la mémoire collective.
Alors ?
Il est grand temps de reconnaître que ces vieux immigrés ont des droits et c’est désormais à partir et uniquement du droit, seule grille de lecture commune, qu’il convient de décliner ce qu’ils peuvent en attendre en matière de ressources et d’appuis, tout en respectant le libre arbitre de chacun. Leurs droits et uniquement leurs droits, sans rétrécissement, ni entrave ni appauvrissement, qui humilie, prive de dignité et conduit certains au découragement et au renoncement.
Il est temps de faire droit notamment à la liberté de se rendre au pays afin de renouer avec la famille, de s’offrir un peu de répit et de s’entourer de l’affection des leurs. Pouvoir revenir ensuite, pour retrouver leurs soignants et leurs repères est aussi l’expression d’un droit inaliénable. Une liberté non-négociable, car la seule qui leur reste, après une vie de labeur.
Il est temps de reconnaître l’apport de ces hommes et de ces femmes qui se sont épuisés à la tâche et ont tant donné au pays qui les a accueillis, de prouver cette reconnaissance par une belle ambition : les faire entrer en dignité.
Moncef LABIDI