« Le temps, le temps… » chantait Aznavour
15 février 2022Le temps défile, nous emporte. Chacun le vit à son rythme. Au pluriel, les temps sont durs. Nicolas Curien répond à quelques questions de Talpa à propos du temps. Ingénieur des Mines et professeur émérite du Conservatoire national des arts et métiers, Nicolas Curien est membre fondateur de l’Académie des technologies. Il a été membre de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (2005-2011) puis membre du Conseil supérieur de l’audiovisuel (2015-2021). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et de nombreux articles sur l’économie des réseaux et l’économie numérique. (Photo © Christophe Rassat https://www.instagram.com/okyo._/?hl=fr)
Nous vivons le temps de manières différentes d’une époque à une autre. Celui que mesuraient nos montres et celui qu’affichent nos téléphones mobiles est-il le même ?
Le progrès technique et l’avancement des connaissances constituent un « flux directeur » commun », partagé par l’ensemble des individus d’une société. Ce flux est nourri par les innovations technologiques et les percées scientifiques. Comme il est croissant, il induit une chrono-perception compressive : il tend à raccourcir le temps ressenti et accélérer la course apparente du temps physique, dans un rapprochement des perspectives futures vers le présent. Extrapolant ces considérations à l’échelle de l’évolution, formulons cette conjecture hardie : parce que les dinosaures vivaient dans un environnement moins rapidement changeant qu’aujourd’hui, la ronde annuelle des saisons devait leur paraître plus lente qu’elle ne paraît aux humains de l’époque contemporaine… De même, le temps doit sembler bien long aux montagnes, dont le flux directeur est une lente érosion, réglée au tempo des ères géologiques.
Revenons au présent de nos sociétés industrielles. Psychologiquement calées sur les durées de plus en plus courtes séparant deux innovations majeures consécutives, les durées perçues se contractent de plus en plus. L’horizon du temps ressenti semble borné, notre impatience allant jusqu’à créer l’illusion d’un « mur de singularité » indépassable, une fin imaginée de l’Histoire ! Ce mirage psychologique est insidieusement exploité par le courant de pensée transhumaniste, lorsqu’il prétend annoncer l’avènement d’un monde nouveau, en rupture radicale avec le monde actuel, un monde qui serait issu de l’après-singularité…
Afin de raison garder, rappelons que la singularité dont il est question a trait au temps ressenti, et non pas au temps physique, qui continuera quant à lui de s’écouler régulièrement, quelle que soit la perception suscitée par les évènements dont il est le siège… et sans autre limite que celle peut-être imposée à très long terme par les lois de l’astrophysique !
Si le flux directeur du changement agit sur tous, il ne le fait pas néanmoins avec la même intensité pour chacun : tout dépend de la valeur de la « chrono-susceptibilité » individuelle. Chez un geek – et pire encore chez un nerd ! –, cette susceptibilité est très élevée, engendrant une exigeante impatience et poussant à une consommation boulimique de nouveaux services numériques. En revanche, chez un « ancien » ou chez un techno-réfractaire, la chrono-susceptibilité est est faible, voire nulle, si bien que le rythme du changement altère peu sa chrono-perception. Cette attitude est généralement assumée et considérée comme positive par les sujets concernés, bien qu’elle implique une fracture socio-technologique exposant ces personnes à l’isolement social, par un effet de désynchronisation.
Il semble que la notion de stress est apparue avec le développement du chemin de fer et la nécessité d’arriver à l’heure pour prendre son train. Rousseau faisait l’éloge du voyage à pied. « …je passe partout où un homme peut passer ; je vois tout ce qu’un homme peut voir ; et ne dépendant que de moi-même, je jouis de toute la liberté dont un homme peut jouir. » Est-il possible de retrouver cette liberté ?
N.C. Un aspect important de la chrono-perception a trait en effet au développement personnel, à la quête du bien-être individuel. Considérons que les pulsations cardiaques et, avec elles, le rythme respiratoire, constituent le flux directeur d’un individu, c’est-à-dire sa séquence expérientielle de référence, celle qui engendre son temps ressenti. Si la fréquence cardiaque diminue (augmente), les pulsations s’espacent (se resserrent) ; le temps ressenti s’allonge (se rétrécit) et le temps naturel semble donc ralentir (accélérer) dans sa traversée de l’espace temporel subjectif.
Le temps speed et le temps zen
Autrement dit, si je suis excité, en mode speed, mon cœur bat plus vite, ma respiration est plus courte, avec pour effet de contracter les durées ressenties et d’emballer le mouvement apparent du temps physique. Si je suis au contraire serein, en mode zen, mon cœur bat moins rapidement, ma respiration est plus ample, avec pour résultat de dilater le temps ressenti et de mettre au pas le temps physique. Ainsi, dans le film de Luc Besson Le grand bleu, le cœur de l’apnéiste Jacques Mayol, joué par Jean-Marc Barr, bat de moins en moins vite au fur et à mesure qu’il s’enfonce dans les profondeurs sous-marines : le temps propre du plongeur se distend, lui donnant l’illusion d’un ralentissement du temps universel.
Dans la pratique du développement personnel, entrer en contemplation, en méditation, c’est tempérer le cours du temps, c’est ralentir artificiellement le flot uniforme du temps naturel, en s’abstrayant du tourbillon événementiel environnant et en se concentrant sur la maîtrise d’un flux substitutif intérieur beaucoup moins agité, lié à la respiration, aux rythmes biologiques, aux pensées positives… Telles sont les armes du combat des forces de l’esprit contre « l’hyper-temps » de nos vies ultra-connectées, contre le temps qui « tasse », contre le temps qui « casse » et peut mener jusqu’au burn out !
Dans ce combat, prendre garde toutefois à ne pas substituer une injonction à une autre, à ne pas transformer la recherche du zen en un impératif à tout prix, et donc à son tour un objet de stress. L’aspiration au bien-être ne saurait être une contrainte que le sur-moi imposerait à un moi défendant, faute de quoi l’on s’enfermerait dans l’impasse de l’injonction paradoxale : « Sois heureux ! ». Le cheminement doit être au contraire spontané et adaptatif.
On constate aujourd’hui une désirabilité sociale croissante d’un « temps à soi », d’un temps privatif, d’un temps de l’intériorité, d’un safe time en quelque sorte, analogue au safe space prôné par les psychologues du travail : de même que le safe space permet de lutter contre l’insécurité psychologique créée par l’open space, c’est-à-dire par un environnement physique ou social sans barrières, de même le safe time vise à se protéger de l’open time, ce temps menaçant car perméable à la continuelle agression d’un tsunami événementiel et informationnel incontrôlé.
Dans ce même esprit, le temps de l’otium, celui d’un loisir expérientiel librement choisi, s’oppose au temps de l’occupatio, celui d’une activité imposée et subie. Pour présenter ses stages mêlant randonnée et yoga, une amie, accompagnatrice en montagne, invite ses clients à « vivre des moments de sérénité en pleine nature », « ralentir le rythme », « lâcher prise », « prendre le temps de se reconnecter à sa joie intérieure » … Quand elle aura lu ces lignes elle pourra ajouter à l’adresse de ses stagiaires : « Pour faire durer l’instant, modérez votre flux directeur et augmentez votre susceptibilité chrono-perceptive ! ».
Le temps ralenti du zen ou, plus communément, celui du trainard assumé, s’apparente au temps de l’attente, dont il est en quelque sorte une version positive et hédonique, volontairement consentie et non pas infligée : ressentir le temps long peut se montrer agréable, plutôt que pénible, pour peu que le sujet devienne maître du flot expérientiel qui dirige sa chrono-perception. Inversement, pour tromper l’anxiété que provoque une attente – comme celle d’un résultat d’examen scolaire ou médical ou encore celle du retour d’un être cher –, il est précieux de contenir l’épanchement excessif de temps ressenti et de combler le vide de la passivité en recourant à un flux directeur dérivatif, comme le bricolage, le jardinage… ou encore la résolution d’un problème de mots croisés ! Si, tel Jean Sablon, je suis en humeur nostalgique de chanter « Que le temps me dure quand tu n’es pas là », alors je peux au moins partiellement soulager le manque en m’occupant, c’est-à-dire en réactivant mon flux directeur que ton absence a rendu évanescent…
Maîtriser son flux directeur, c’est également savoir, à l’occasion, « nettoyer » le temps programmé pour engendrer du temps fortuit : se créer un espace temporel zen que l’on pourra ensuite aménager à sa guise. Il m’est ainsi arrivé, à l’occasion d’une mission professionnelle, de manquer sciemment le départ de l’avion et prendre le vol suivant à quelques heures d’intervalle, afin de remplacer la séquence programmée, et donc contrainte, d’un voyage en groupe puis, une fois arrivé à destination, d’un dîner sans surprise entre collègues, par la séquence imprévue, et donc libre, d’une rêverie dans un salon de l’aéroport agrémentée de l’observation plaisante, parce que distanciée, d’inconnus de passage… Aucune conséquence dommageable, puisque les réunions de travail ne commençaient sur place que le lendemain ; en revanche, l’exquise sensation de jouir pleinement d’un méta-présent « gratuit », orthogonal à la ligne du temps naturel !
Il est parfois salubre de renoncer volontairement à du temps fermé pour gagner du temps ouvert, de renoncer à un flux directeur stressant pour en adopter un nouveau, relaxant. Tel un train, un temps peut en cacher un autre et il ne tient qu’à nous de découvrir ce temps derrière le temps. Pour un ici et maintenant gratuit, si rare que sa valeur en est inestimable, Ô temps suspends « mon » vol… à l’aéroport ! Point n’est toutefois nécessaire de manquer un avion pour faire surgir l’imprévu et susciter la découverte : il suffit par exemple de décider fortuitement d’emprunter un autre chemin que l’itinéraire habituel pour aller chercher son pain ou son journal et d’ouvrir ainsi l’opportunité d’une rencontre ou d’une circonstance inattendue et peut-être inespérée. Changer ses habitudes est un acte créateur de temps.
Le temps et nos vies en ligne
Le temps est sans doute notre bien le plus précieux, car il constitue la ressource rare et épuisable par excellence. Aujourd’hui, les outils numériques représentent à la fois une opportunité et une menace pour la gestion de la ressource temporelle. Une double opportunité évidente, puisque ces outils offrent, d’une part, l’immédiateté de l’accès à un océan de contenus, par exemple sur l’encyclopédie en ligne Wikipédia ; et, d’autre part la disponibilité simultanée, sur un même appareil, de plusieurs fonctionnalités permettant la réalisation de plusieurs tâches en temps partagé (avec néanmoins pour effet secondaire une baisse de la concentration). Mais, revers de la médaille, plane une double menace : d’une part, le foisonnement de contenus indésirables, fausses nouvelles (infox) ou propos haineux, viennent amplifier, en le viciant, le flux directeur de nos vies en ligne ; d’autre part, les algorithmes, ces logiciels pilotant les sites internet et les applications sur smartphone, loin d’être neutres, exploitent nos propres biais cognitifs afin de mieux capter notre attention.
L’objectif poursuivi par les plateformes et les réseaux sociaux est de nous maintenir devant nos écrans le plus longtemps possible… exposition accrue aux bandeaux publicitaires, et donc accumulation de profit, obligent. Lequel de nous ne s’est jamais surpris lui-même à regarder presque malgré lui une vidéo qu’il n’a pas délibérément choisie, lancée automatiquement après le visionnage consenti d’une première vidéo ? Le biais ici exploité est celui de « continuation », par lequel un sujet a tendance à prolonger une action en cours, même si elle ne le satisfait pas pleinement.
Si nous n’y prenons garde, les techniques de la « captologie », à dessein mobilisées par les GAFA, risquent de purement et simplement nous confisquer notre temps ! Le smart peut ainsi ne pas se montrer cool, tout le contraire… Dans La civilisation du poisson rouge, Bruno Patino lance l’alerte, dénonçant les nouveaux « voleurs de temps » et appelant à un internet non entièrement contrôlé par des intérêts commerciaux et, de ce fait, possiblement « donneur de temps ». Nous sommes tous co-responsables de la qualité de notre environnement numérique et là réside sans doute une règle majeure de l’hygiène de vie en ligne : créer les conditions d’un « développement numérique durable » en faisant en sorte que les usages d’internet améliorent plutôt que détériorent notre gestion du temps.
Les modélisations du futur véhiculées par les médias sont alarmistes. Dans Le Cygne noir Nassim Nicholas Taleb montre que c’est souvent l’imprévisible qui bouleverse nos modes de vie, et qu’il échappe par définition à nos méthodes habituelles d’analyse et de prévision. Est-il possible d’intégrer l’imprévisible dans nos projections ? À cet égard, une brève rétrospective de la futurologie n’est pas inutile !
Des oracles à la prévision
Dans l’Antiquité, la prévision ne constituait pas une discipline scientifique. Seuls les Dieux étaient censés connaître le futur et pouvaient être consultés par l’intermédiation d’oracles, telle la fameuse Pythie de Delphes. La prévision consistait alors en l’interprétation des paroles de ces oracles, messages généralement ambigus, comme celui-ci, de Pythie à Crésus : « Si tu livres bataille, alors un grand empire sera détruit ! »… Dans cette prophétie apparemment limpide, un point critique demeurait cependant indéterminé : quel empire sera-t-il détruit ? Sur la foi d’une interprétation optimiste, Crésus attaqua Cyrus et ce n’est que dans l’après-coup, une fois vaincu, qu’il réalisa tout à la fois la justesse inopposable de la prédiction et sa malencontreuse erreur d’interprétation !
Les progrès scientifiques ont ensuite progressivement conduit à la vision déterministe et linéaire d’un futur s’étendant dans la continuité d’un passé auquel le présent l’articule. En est naturellement découlée l’idée que l’examen des évènements passés peut aider à prédire ceux qui vont advenir. Un archétype de cette conception est le modèle de la mécanique classique, dans lequel l’évolution d’un système de corps matériels, soumis à la loi fondamentale de l’attraction universelle, est parfaitement prédictible… du moins sur le papier. Sous l’hypothèse héroïque que l’état présent du système, défini comme l’ensemble des positions et des vitesses de ses corps constitutifs, est parfaitement connu à l’instant présent, alors tous les états futurs sont déterminés. Symétriquement, comme dans un miroir où passé et futur sont images l’un de l’autre, tous les états passés du système peuvent également être inférés à partir de son seul état présent.
En suivant ce fil conducteur d’un futur « tiré » du passé, l’élaboration d’outils quantitatifs de plus en plus sophistiqués, recourant à l’analyse statistique des observations, a permis aux prévisionnistes de construire des maquettes du futur de plus en plus réalistes et de les proposer à l’appréciation plus ou moins avisée des décideurs, comme des sortes d’oracles des temps modernes. Néanmoins, en dépit de la qualité sans cesse accrue des prévisions qu’ils délivrent, les instruments scientifiques d’exploration du futur se heurtent structurellement à deux écueils majeurs.
En premier lieu, la fiabilité des modèles est fortement limitée par le fait que le passé et le présent, et non pas seulement le futur, sont très imparfaitement connus. En raison, d’une part de la très grande complexité des objets soumis à la prévision, singulièrement s’agissant des systèmes économiques et sociaux et, d’autre part, de la nécessaire incomplétude et imprécision des observations et des mesures pouvant être réalisées, le modèle idéal de la mécanique classique devient, une fois confronté à la réalité, une inaccessible épure. La connaissance de l’état présent est intrinsèquement entachée d’incertitude. Or, les algorithmes prédictifs se montrent extrêmement sensibles à de très petites fluctuations de leurs données d’entrée, si bien que les simulations sont sujettes à une instabilité chaotique, rendant la prévision très fragile au-delà d’un certain horizon temporel : à petites causes, grandes conséquences, tel est « l’effet papillon » par lequel un battement d’aile de lépidoptère à Tokyo peut, à retardement, déclencher une tempête à New York !
En second lieu, par construction même, ne peuvent être prédits que des évènements appartenant à l’ensemble des issues considérées ex ante comme envisageables. Les issues « inattendues » échappent ainsi nécessairement au champ de la prévision. Par exemple, l’accident nucléaire de Fukushima, survenu en mars 2011, n’était pas concevable à partir de l’ensemble des données prises en compte, puisque cet ensemble excluait précisément la possibilité d’une simultanéité des deux facteurs exceptionnels – séisme et raz de marée d’amplitudes sans précédent – qui, conjointement présents, ont en définitive provoqué la catastrophe.
Les évènements dramatiques tels que des catastrophes naturelles ou industrielles, sont loin d’être les seuls à passer au travers des mailles du filet de la prévision. Beaucoup d’évènements relatif à l’activité économique et à la vie en société sont également inattendus, ainsi que l’exprime excellemment ce titre d’une nouvelle d’André Maurois : « Toujours, l’inattendu arrive ».
Par exemple, en France, les usages du téléphone ou du Minitel ont mal été anticipés au moment de l’apparition de ces nouveaux appareils, et ils ont même été incorrectement prévus : à la fin du 19ème siècle à Paris, on imaginait que le principal usage téléphonique serait le « théâtrophone », retransmission sonore des représentations d’opéra dans les appartements huppés de la capitale. Les conversations entre particuliers ne figuraient même pas parmi les possibles applications prometteuses du téléphone ! De même, au début des années 1980, l’explosion des messageries roses sur le Minitel n’avait nullement été prévue, tandis qu’une hypothétique substitution de masse au courrier physique était envisagée, parmi les scénarios jugés comme les plus vraisemblables… une dématérialisation qui ne s’est finalement produite qu’une vingtaine d’années plus tard avec l’émergence du courrier électronique sur Internet !
Dans le registre de la communication, l’internet détient sans conteste le titre de champion du monde des technologies imprévisibles. Quelle illustration plus frappante en donner que cette image percutante, attribuée à Vinton Cerf, l’un des pères d’internet ? « Imaginons une assiette de spaghettis, placée dans une machine à laver en marche, elle même plongée dans une bétonnière en rotation, le tout suspendu à un pont de lianes dans la jungle, pendant un tremblement de terre. Sauriez-vous prévoir la trajectoire du ketchup ? ».
À l’ère numérique, dans un univers où règne une innovation permanente, l’imprévisibilité, loin de constituer un fossé cognitif devant être comblé à tout prix, voire un défaut à corriger, est devenue une caractéristique majeure, à la fois endogène au fonctionnement de l’économie et créatrice de valeur… De ce point de vue, l’incertitude est pareille au cholestérol : la mauvaise, qui rend aveugle, doit être distinguée de la bonne, qui rend fécond ! Toutefois, par sa nature même, l’imprédictibilité créatrice condamne la prévision classique à l’impuissance.
De la prévision à la data science
« L’effet ketchup » de Vinton Cerf contraint aujourd’hui les futurologues à un changement radical de paradigme : si je ne suis pas en mesure de « découvrir » le futur, ne ferais-je pas mieux de « l’inventer » ? Ainsi, pour la « nouvelle analyse des données » (data analytics), l’enjeu le plus important ne consiste pas à prédire l’avenir afin d’aider à prendre une décision présente, mais plutôt à façonner directement le futur à l’aide de cycles courts de programmation, sautant directement de la mesure à la décision. Dans ce processus chaîné, l’étape de la prévision proprement dite est sautée : telle la gangue d’un minerai, la prévision devient un produit dérivé, si ce n’est un rebut.
Remarquons à ce propos qu’un même outil peut s’avérer très pertinent pour préparer des décisions localement bien adaptées et pourtant très impropre à fournir une prévision globale satisfaisante. S’agissant par exemple de la propagation d’une pandémie comme celle de la covid 19, les données massives extraites des réseaux sociaux en ligne sont d’une grande aide pour prendre en charge des patients en temps et en heure là où cela apparaît le plus nécessaire, mais elles ne permettent pas d’établir une prévision d’ensemble du processus de diffusion du virus, en raison d’un biais de significativité statistique. Les data scientists ne visent pas prioritairement une prédiction fiable, ils recherchent avant tout une action efficace, ainsi que le démontrent clairement le développement de la publicité et du marketing ciblés sur internet, ou encore l’essor des services sur mesure dans les domaines de la banque, de l’assurance ou de la santé.
La culture de management régnant au sein des GAFAs est révélatrice de cette même posture : l’observation et la mesure des comportements, des utilisateurs comme des collaborateurs, sert de base à l’innovation de produit et aux stratégies commerciales : plus souvent que par la disruption, le changement s’opère par petits pas incrémentaux, selon le principe du kaizen, mot japonais signifiant « amélioration continue ».
Si l’on considère que nos cerveaux sont à plus de 90% en « pilotage automatique », il reste assez peu pour notre libre arbitre. Certains auraient même tendance à s’en passer parce qu’il leur est plus confortable de suivre des mouvements de pensée, de mode…Quel intérêt y a-t-il à maintenir notre libre arbitre ? Quel plaisir aussi ?
N.C. Il existe deux perceptions contrastées de l’avenir. La première repose sur le déterminisme : le futur existe déjà à l’état latent, il se dissimule dans les caches du passé et du présent, il ne nous reste qu’à l’y découvrir grâce aux méthodes la prévision. La seconde perception se fonde sur le libre arbitre : demain n’est pas écrit à l’encre d’hier, il demeure à inventer à travers la méthode prospective des scénarios et sera ce que nous voudrons en faire.
Résolution de problème ou baiser au crapaud ?
L’adhésion à l’un ou l’autre de ces deux schémas de pensée induit des mécanismes de prise de décision de natures radicalement différentes. Deux attitudes sont en effet possibles face à l’action. L’attitude de la « résolution de problème » (problem solving) consiste à considérer que la meilleure décision à prendre dans un contexte donné est l’unique solution d’un certain problème : une fois celui-ci posé, l’action optimale s’en déduit par la force du raisonnement logique qui, en quelque sorte, la détermine. L’attitude du « baiser au crapaud » (frog kissing), quant à elle, consiste à considérer une décision comme le moyen d’accomplir une volonté, de réaliser un désir, de susciter la réussite, à la manière dont une princesse de conte de fée embrasse un crapaud avec résolution pour faire naître son prince : une fois le vœu formé, l’action en découle alors comme une évidence, comme l’effet d’une auto-transcendance et non comme le fruit d’une délibération rationnelle.
Dans la perspective auto-transcendante, le futur prend l’apparence féline du chat de Schrödinger de la mécanique quantique, enfermé dans sa boîte et conjointement mort et vivant vis-à-vis du milieu extérieur, tant qu’un observateur ne l’a pas ausculté. À l’instar de l’état quantique du chat, le futur n’est pas incertain, il est indéterminé ou, plus exactement, non encore déterminé. La pensée rationaliste refuse l’indétermination et ne reconnaît que l’incertitude, dont elle s’évertue à réduire les effets en s’appuyant sur un raisonnement préalable à l’action et conditionnant celle-ci. La pensée auto-transcendante accepte au contraire l’indétermination, qu’elle cherche à lever par le volontarisme de l’action. Ce renversement du rapport entre la connaissance et l’action ouvre la voie à une « théorie quantique de la décision », qui serait à la théorie standard de la décision ce que l’indétermination est à l’incertitude…
Le débat entre rationalisme et auto-transcendance, entre déterminisme et libre arbitre, peut être illustré dans les termes d’une analogie cinématographique. Bien que le scénario d’un film ait été préalablement écrit de A à Z sans aucune déviation possible, pour peu que l’histoire soit captivante les spectateurs s’incarneront dans les personnages, au point de leur prêter un libre arbitre dont eux-mêmes penseraient pouvoir disposer s’ils étaient plongés dans le même contexte. Tout se passe comme si d’autres variantes du film existaient parallèlement à l’état virtuel. Dans ces variantes, tournées avec les mêmes acteurs, les personnages pourraient agir différemment, une potentialité exploitée par Alain Resnais sans Smoking / No Smoking. Cette vision réconcilie d’une certaine manière action déterminée et action libre, en permettant aux deux de coexister à des niveaux différents : le déterminisme réside dans le script particulier du film effectivement tourné, qui s’impose aux acteurs et donc aux personnages qu’ils incarnent ; et le libre arbitre est celui du scénariste, qui aurait pu modifier le script et donner un autre tour à l’aventure de ses personnages.
La rose pourpre du Caire
Restant dans le domaine du cinéma, l’auto-transcendance, ou libre arbitre poussé à son comble, y est illustrée de manière fulgurante dans le film de Woody Allen, « La rose pourpre du Caire ». À un moment clé de l’action, Cécilia, le personnage joué par Mia Farrow, assiste à la projection d’un film, lorsque l’un des personnages, Tom Baxter, fasciné par cette spectatrice, s’extrait brusquement de l’écran pour la rejoindre dans la salle, à la stupeur des spectateurs et au grand dam de ses compagnons d’écran délaissés, qu’il quitte d’une manière aussi brutale que saugrenue ! En franchissant le « quatrième mur », en sautant depuis « son » film dans une réalité alternative, Tom Baxter change spectaculairement de ligne de temps. Pour peu que nous nous pensions nous-mêmes comme étant des personnages, non pas d’un film des studios Universal, mais du grand film de l’Univers dans lequel nous sommes tous plongés, alors serions nous prêts, tels Tom Baxter, à faire preuve d’auto-transcendance, nous libérer de nos contraintes, nous ouvrir aux contingences, accéder à nos désirs et prendre notre destin en main ? Ad augusta per angusta, la chance sourit aux audacieux !
Une référence philosophique est à cet égard éclairante, à savoir l’opposition avancée par Emmanuel Kant entre deux principes moraux, respectivement hypothétique et catégorique. Selon l’impératif hypothétique, l’action est conditionnelle à une analyse raisonnée de ses motivations, en amont, et de ses conséquences, en aval, tandis que selon l’impératif catégorique, elle est inconditionnelle, exclusivement guidée par la conviction que telle décision s’impose comme l’unique et nécessaire option. Le décideur classique, qui pèse scrupuleusement le pour et le contre et détermine son comportement en comparant les conséquences des différentes options ouvertes, est un adepte de l’impératif hypothétique. Le décideur quantique (kantique ?), qui sait immédiatement ce qu’il « doit » faire et l’accomplit sans autre justification que c’est là pour lui la seule voie du succès, est un tenant de l’impératif catégorique. Si je tombe à l’eau d’un pont par accident, sur qui puis-je le mieux compter pour me secourir, le rationnel qui se demandera s’il doit ôter ses vêtements afin de ne pas lui-même se noyer, ou bien l’auto-transcendant qui plongera sans hésiter ?
Les grands personnages de l’Histoire – pensons à Jeanne d’Arc ou à Charles de Gaulle – se sont indubitablement comportés d’une manière auto-transcendante, en pré-visionnaires fidèles à l’impératif catégorique, et certainement pas en prévisionnistes sujets à l’impératif hypothétique. Ils n’ont pas cherché, avant d’agir, à évaluer leurs chances objectives de réussite, ce qui les aurait sans doute paralysés. Ils ont tout simplement forcé le destin, en refusant de se plier à la fatalité !
Auto-transcendance et grâce divine
Dans le champ théologique, une opposition similaire existe, s’agissant du salut de l’âme. Le catholicisme considère que, si la grâce divine est certes conférée à chacun par le baptême, le salut de l’âme se gagne principalement par les mérites, dûment démontrés par des actes, durant la vie terrestre. Alternativement, dans la ligne de la sola gratia (« par la grâce seule ») tracée par Saint Augustin, le protestantisme affirme que le salut n’est pas une récompense devant être méritée, mais un don acquis à la naissance via une grâce divine prédestinée, accordée à certains et refusée à d’autres.
Luther argue que la conception catholique de la grâce incite à de mauvaises pratiques, tel le commerce des indulgences, c’est-à-dire l’achat du salut contre dons à l’Église. Selon lui, la conception protestante encourage au contraire une authentique vertu : si je me conduis bien, ce n’est pas pour gagner mon salut, puisqu’il en est déjà pré-décidé, mais parce que j’ai fermement foi en Dieu et en ce qu’Il élit ex ante ceux dont il sait par avance qu’ils se comporteront ex post vertueusement.
Au-delà de la doctrine de la grâce, l’auto-transcendance peut être prônée comme un principe général d’action. Ainsi que l’exprime à merveille Ignace de Loyola, fondateur de la Compagnie de Jésus, nous devons agir comme si tout dépendait de nous, conscients pourtant que tout dérive d’une réalité supérieure à celle que nous appréhendons.
Dans le même cheminement de pensée, le sociologue allemand Max Weber avance la thèse selon laquelle le remarquable succès du libéralisme industriel, au 19ème siècle dans les pays anglo-saxons, trouve ses racines dans la doctrine luthérienne de la grâce : les entrepreneurs de la révolution industrielle réussissaient parce qu’ils étaient portés par l’espérance que leur contribution active à la prospérité économique ne fût rien d’autre que le signe tangible de leur heureuse prédestination divine ! Autrement dit, leur foi en Dieu en faisait d’acharnés artisans du bien-être (welfare), animés par l’auto-transcendance.
À l’heure des transitions numérique et énergétique, l’attitude consistant à s’efforcer d’inventer le futur plutôt que l’extrapoler du passé s’impose plus que jamais. À l’instar du Plan, « l’ardente obligation » des Trente Glorieuses, l’imagination est aujourd’hui devenue l’impérieuse nécessité. Dans le chaudron bouillonnant du changement, règnent en maîtres les innovateurs, pré-visionnaires par excellence, mus par leur confiance en la diffusion de leurs nouveaux produits et services. Pour à la fois catalyser cette effervescence et l’orienter sans la brider, un principe proactif et prospectif « d’audace responsable » devrait être instauré, contrastant avec les dévoiements de l’actuel principe de précaution, trop souvent appliqué de manière réactive, excessive et inhibitrice du progrès.
Fions nous à cet égard à la pertinence de cette formule de Keynes, « La difficulté n’est pas tant de comprendre les idées nouvelles mais d’échapper aux idées anciennes », comme à la justesse de cette maxime chinoise – faut-il l’attribuer à Lao Tseu ? – : « Quand souffle le vent du changement, certains construisent des murs et d’autres bâtissent des moulins. ». Rangeons-nous sans hésitation du côté des bâtisseurs de moulins, des architectes du futur ! Osons donc, écoutons la petite voix du devin ou celle de la bonne fée ! N’oublions pas toutefois que pour être en mesure d’oser dans la durée et de rendre l’audace socialement acceptable, il n’est pas inutile, dans la conduite du changement, d’une part de se garder de la témérité, en prenant des mesures de précaution proportionnées, d’autre part de promouvoir un progrès partagé en suscitant le débat social, exigence sine qua non de la démocratie participative. Tout est résumé dans cette belle devise que s’est donnée en France l’Académie des technologies : Pour un progrès raisonné, choisi et partagé.