ELODIE LESOURD Exposition « Are You Shivering ? »
18 avril 2022Élodie Lesourd expose à La Fabric // Fondation Salomon Art Contemporain jusqu’au 17.09.2022. Exposition que l’on peut voir sans trembler davantage que la main de l’artiste. À moins que la notion de tremblement évoquée par le titre ne soit celui de cet écart qui joue entre le réel et la réalité et la perception que nous en avons.
Rencontre avec Élodie Lesourd
Romantisme et art conceptuel réunis
J’ai pensé cette exposition spécifiquement pour ce lieu. Les pièces que j’ai rassemblées témoignent d’un même élan. Je tente d’y rapprocher le romantisme et le conceptuel, qui semblent incompatibles. Deux champs totalement opposés.
Pour quelles raisons ?
L’art conceptuel est constitué d’épuration de l’émotion, de la subjectivité.
À force de surcharger l’opposé dans le romantisme, on arrive peut-être à un rapprochement ?
Peut-être. Mais sa conception première repose sur l’exacerbation du sentiment, l’expressivité singulière, subjective.
Le défi de voir toujours différemment
Pourquoi ce désir de relier des notions incompatibles ?
Par défi. J’essaye toujours de questionner des choses que l’on pourrait penser acquises. J’aime soulever de nouvelles interrogations, montrer sous de nouveaux jours des champs connus. En manipulant des référents venant de l’histoire de l’art ou de l’Histoire, il s’agit de trouver de nouvelles façons de voir le monde. Je m’assure pour chaque nouvelle œuvre qu’aucun artiste ne l’ait faite auparavant. Toujours dans la recherche, je me fixe l’exigence de ne pas être dans la redite et de faire avancer les questionnements liés aux arts plastiques. Il ne s’agit pas de plaire mais du souci théorique de la recherche pour pousser toujours plus loin le souci critique que j’ai dans mon travail.
Le temps, la musique, l’éphémère
Comment s’exprime cette approche dans l’exposition réalisée à Annecy ?
J’y questionne l’idée de l’éphémère. Toutes les pièces font référence à la musique qui est l’art du temps et de l’éphémère. On ne peut pas saisir la musique, elle disparaît toujours. Comment capturer dans le champ des arts plastiques cette dimension insaisissable?
La mémoire prolonge la musique.
Mais comment lui donner une forme ? Comment la rendre pérenne ? Toute cette exposition pense la notion de disparition. Disparition de l’éphémère, disparition de formes. Il s’agit de réactiver des choses qui s’évaporent et meurent. Ici sont montrés deux pans de mon travail vraiment typiques. J’ai appelé la première partie « Hyperrockalisme ». C’est un travail conceptuel que j’ai mis en place depuis 2005. Je transpose en peinture des installations d’autres artistes. C’est un travail d’art qui réfléchit sur l’art et pose la question de la disparition des installations une fois l’exposition terminée. J’ai imaginé que la peinture puisse réactualiser ces œuvres en leur donnant un statut plus pérenne.
Sisyphe artiste
C’est ambitieux.
D’autant plus que mes tableaux sont eux aussi appelés à disparaître. C’est un mythe de Sisyphe. Et aussi une façon de poser des questions sur l’art contemporain et le principe de l’installation. Même montrée plusieurs fois, une installation n’est jamais la même. La répétition donne néanmoins des œuvres premières. C’est la « prime-ultime » de Jankélévitch.
Et aussi le Quichotte dont parle Borgès dans Fictions
C’est aussi la question de l’appropriation. Donner vie sous un autre jour à quelque chose qui n’existe plus. L’œuvre poursuit son chemin même si la forme n’est pas la même.
L’essence du travail
L’autre partie de mon travail correspond à une approche sémiologique. Elle s’intéresse à des référents, à des signes que j’extrais de la culture populaire. Je les retravaille par épuration, par abstraction pour essayer de leur faire dire autre chose que ce qu’ils sont à la base.
C’est comme la cuisine moléculaire ! (rires).
Oui, il faut aller à l’essence. J’épure pour voir ce qu’on peut ressortir du cœur du sujet. La répétition doit être originale, elle étend les signifiants. Le sujet est vu différemment et révèle d’autres choses. Je travaille avec des lanières de cuir, d’anciennes affiches, des médiators cousus comme une armure, des dessins.
L’image de quelque chose qui a été…
À l’arrivée dans l’installation, on est plutôt déboussolé.
C’est un travail protéiforme. Il demande du temps pour l’appréhender au mieux mais peut se livrer sans explications. Surtout dans la partie figurative, chacun peut projeter son interprétation sur un tableau. On peut lire aussi les autres pièces très librement. Les projections de chacun m’intéressent. La désubjectivation aussi. Je cherche vraiment l’idée de la neutralité, aucun trait n’est visible. On ne doit pas savoir tout de suite qu’il s’agit de peintures.
Tremblement ou trouble?
Ce trouble à l’image est important. On y retrouve la mort de l’auteur premier dont je reproduis l’œuvre. J’ajoute mon nom au premier nom jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Le résultat est juste une image, l’évocation de quelque chose qui a eu lieu et devient une œuvre elle-même. Que se produit-il dans ce passage d’une œuvre de trois à deux dimensions ? Comme j’opère avec des moyens très simples, il y a ce jeu entre l’aura de la peinture et ce do it yourself.
Jeu, enjeux
Vous vous fixez des contraintes pour jouer.
Cette série est très conceptuelle, cadrée, toujours sur le même principe. Je ne prends pas de photos moi-même. J’utilise des photos officielles reconnues par les artistes.
Vous êtes maniaque dans la vie quotidienne ? (rires)
Je ne sais pas ! En tout cas j’ai cette rigueur pour tout, je pense.
On retrouve la démarche de l’Oulipo en littérature.
Il y a quelque chose comme ça. Je travaille à partir de la photo quand j’ai obtenu l’autorisation de l’artiste. Il sait que son œuvre ne sera plus tout à fait la sienne.
Les pièges de la représentation
Ce qui pose la question de l’identité, de l’exemplaire unique.
Et c’est l’essence de l’œuvre qui est mise en jeu. Les photographies en sont des monstres. Elles ne sont pas en mesure de restituer ce qu’a été la réalité et en signent la mort. On ne peut pas rendre compte du réel. Que la photo d’archive témoigne de ce qu’a été une œuvre est un véritable piège. La peinture peut remplir les failles entre l’œuvre originale et la photo qui en est une aporie.
La notion de piège est très intéressante.
J’aime beaucoup l’idée de piège esthétique. Je joue avec l’idée de la fascination que peut procurer la figuration extrême pour amener le spectateur à s’intéresser plus au concept. La figuration séduit pour amener à réfléchir à ce qu’est le concept de mon travail.
Le jeu des correspondances
Pendant que nous discutons je remarque des correspondances. Il faut du temps pour entrer dans votre travail.
Les jeux de correspondances visuelles sont volontaires. Elles se révèlent au fur et à mesure de la déambulation. Les courbes des lanières en cuir renvoient à d’autres courbes. Le tableau avec des fleurs joue avec les fleurs de la première salle. Je ne cherche pas seulement à montrer mon travail. La scénographie offre une expérience de visite qui permette au spectateur de redécouvrir le lieu s’il le connaît déjà. Les traces des expositions passées y sont toujours. On les a en tête.
Des stèles comme la lumière des étoiles
[Impossible d’évoquer toutes les significations possibles des travaux exposés. La présentation commentée d’ une série de cinq stèles tente d’en rendre compte très partiellement]
Ces stèles reprennent une photographie utilisée par le groupe Joy Division pour la sortie d’un single et pour la chanson Love Will Tears Us Apart. La chanson a eu tellement de succès que des t-shirts du groupe ont été créés avec ce motif. J’ai repris les dessins de t-shirts usés. Je vais reprendre le motif qu’exposent ces cinq stèles pour continuer la série et reprendre l’idée de la disparition. Je trouve belle l’usure, le fait que le sujet s’écaille. Il s’agit de capter les moments de disparition de l’image.
Qui renvoient à la disparition de soi.
C’est la répétition de la disparition. Quant à la stèle elle-même, elle est la représentation de celle de Ian Curtis, le chanteur du groupe qui s’est suicidé un mois après la sortie du single. Stèle qui a été profanée et remplacée plusieurs fois.
Êtes-vous quelqu’un d’optimiste ?
Pas vraiment !
***
Nous trouvons que cette réponse accompagnée d’un rire forme une chute intéressante à la conversation. La déambulation continue cependant. S’impose une autre vision. Et si la véritable exposition était ce public qui disparaît et se renouvelle alors que les œuvres achevées s’enrichissent de ces regards et qu’elles nous enrichissent en retour ? Une conversation s’établirait ainsi entre spectateurs successifs.
L’œuvre ouverte
Revient alors L’œuvre ouverte, titre d’un livre d’ Umberto Eco en voyant le très discret And i See You Again (Non Finito). Rectangle blanc. Support d’œuvre à venir et déjà œuvre puisqu’exposée. Cette page blanche finale renvoie à la page blanche initiale et enclenche un mouvement de répétition à l’intérieur d’une scénographie célébrant la répétition comme acte créateur !