Stéphanie-Lucie Mathern
5 décembre 2022Rencontre avec Stéphanie-Lucie Mathern qui expose à La Fabric- Fondation Salomon– jusqu’au 18 mars 2023. Échange avec son galeriste Pascal Gabert, réflexions et divagations personnelles… La conversation part de la notion de désir.
Le désir
Tout est question de désir.
Désir avec un crucifix, un squelette…
C’est la vie. C’est l’image humaine qui m’intéresse, pas les paysages. Je ne suis pas quelqu’un qui contemple, j’aime l’aspect psychologique, les travers de l’humain. Le côté drôle et horrible à la fois.
En bavardant nous avons évoqué Cioran qui, paraît-il, avait beaucoup d’humour. Au point qu’il ne s’est pas suicidé !
Contrairement à Roland Jaccard ou à Drieu La Rochelle.
L’humour, la mélancolie, la solitude
Vous avez-vous-même cette forme d’humour qui confine à l’absurde et à la recherche de sens.
Comme tout le monde…En tout cas mon travail montre une grande mélancolie et traite de la solitude. On est toujours tout seul, comment on fait pour exister. Même à deux, encore plus à trois. Comment on fait pour fuir ça ? Il y a la solution du mariage. La thématique du couple intéresse tout le monde avec sa dimension croustillante, tragique, banale.
Vous lisez beaucoup, vous emmagasinez, recyclez et ceci vous renvoie toujours à quelque chose de double.
Mmoui… c’est une question de psychanalyste (rires). Il y a en même temps l’idée du ratage et l’espoir. On n’a pas le choix. On continue. Quoi qu’il se passe, il y a la caméra.
Le bric à brac de la vie en relation avec l’extérieur
C’est la conscience ?
Un besoin de décortiquer le réel. Je décortique tout. J’écris et je retranscris. Je consigne pour détruire en gardant une partie. Ça fait trois cents pages de bouts de vie, de textes d’autrui. Ce bric à brac qui m’intéresse.
C’est presque une évidence de souligner que les moments de créativité permettent de s’alléger de ces ratages, du poids de la banalité.
C’est une décharge d’énergie dont j’ai besoin. La question de l’art est de montrer. Il y a un plaisir de montrer en se disant « Peut-être que ça va résonner avec quelqu’un. » Et à la fois cette honte terrible « À quel moment ce que tu proposes a de la valeur ? »
Se mettre en avant ?
C’est le syndrome de l’imposteur ?
Non, l’artiste est celui qui a réussi à se cacher jusqu’au bout, à se protéger. Je me sens tellement vulnérable que tout à l’heure, pour le vernissage, je vais me cacher dans ma robe de mariée. C’est une exécution publique !
L’un des tableaux représente une prostituée façon Toulouse-Lautrec, bâillonnée de surcroît. Étymologiquement, la prostituée se met en avant. Elle racole. Comme l’art ?
Si je n’étais pas convaincue, j’en serais malade. J’ai suivi des études de théologie parce que j’avais besoin de voir des gens convaincus. Le mariage fonctionne lui aussi sur le principe de conviction. À quel moment vous dites-vous « C’est le dernier homme » ?
Le rien et les certitudes (ou l’inverse)
Nous sommes dans une sorte de nécessité rassurante.
Je suis peut-être trop idéaliste, avec un côté « tout ou rien ». Je n’ai pas peur du rien.
Vous êtes dans une conversation permanente que des certitudes feraient disparaître.
Je peux avoir des certitudes quant à l’Homme et demeurer toujours incertaine pour moi. Mais je me rassure ; avec l’âge on se regarde un peu moins.
Désir, création, décharge d’énergie
Une artiste me disait qu’au moment de l’orgasme, on ne pense pas. La pensée est suspendue. Ce qui rejoint ce que nous disions de la nécessité de s’alléger de la réalité quotidienne.
Je parlais de décharde d’énergie. Quand le peins, je ne réfléchis pas. C’est instinctif alors que sinon je lis sans cesse…On a envie que la machine s’arrête à un moment donné, cesse de réfléchir. Je revendique cependant mon catholicisme et regrette qu’on lui ait enlevé sa dimension de spectacle.
Sacré, métaphysique et entre-deux de la transgression
Vous la réintroduisez avec votre art.
Ce serait beaucoup dire mais la dimension du sacré en fait partie. Sans le catholicisme, pour moi, il n’y a pas de Tintoret. En tout cas, sans le côté métaphysique, la vie n’est pas grand-chose. L’entre-deux est indispensable. Pasolini qui creuse la dimension catholique pour s’en défaire. Bataille… La possibilité de la transgression est indispensable. C’est ce à quoi je m’essaye modestement.
Au centre de cette exposition, on à l’impression de se retrouver dans une messe noire.
Bien sûr. Sur ce mur, j’évoque le suicide de Drieu La Rochelle. Avoir la référence ou non est secondaire. Le texte seul apporte un impact. Se heurter à l’objet, c’est grandiose ! On est dans la messe noire, dans l’érotisme, avec un côté mystique.
Et le plaisir d’enfant
Avec un aspect parfois naïf.
J’avais écrit « C’est la rage de l’innocence ». Il y a un plaisir d’enfant à faire des choses comme celles-ci.
Pascal Gabert, un galeriste attentif
Quelques mots échangés avec Pascal Gabert. La discussion a été plus longue que cette retranscription. Elle a approfondi la relation avec le travail de l’artiste et avec l’exposition.
Habituellement Stéphanie-Lucie travaille sur fond noir. Les œuvres exposées ici offrent un fond bleu qui apporte une dimension d’immensité, d’espace, de profondeur. On oublie le sujet pour plonger dans le bleu où l’imaginaire peut s’évader….Stéphanie ne « fabrique pas » ; sa peinture est spontanée.
Ne pas fabriquer pour s’exposer à La Fabric, l’espace…ouvertures à la réflexion. Suivre quelques pistes, l’espace, les fleurs, la symétrie…
Le regard de Talpa
À propos d’espace
En philosophie, l’espace est le « milieu idéal indéfini dans lequel se situe l’ensemble de nos perceptions ». Il est aussi la distance comprise d’un point à un autre. L’espace sépare et relie. Il est notre espace vital mais aussi un laps de temps, une durée. Du temps perdu et retrouvé grâce à l’art. Le latin spatium signifie champ de course, arène, durée. « Ô temps, suspends ton vol… »
Intervalle
L’intervalle est la distance qui sépare deux points. L’ « espace qui isole les groupes principaux d’une ligne de bataille ».
Écart
L’écart est l’action d’écarter et le résultat de cette action. Mais aussi une « déviation par rapport à une trajectoire idéale. Une faute, une distance, une différence.
Espace, écart et distance
À bien regarder les toiles exposées à La Fabric se dessinent des pistes, une narration. Dans les approches répétées de baisers se joue une relation capitale. C’est dans l’espace entre la bouche qui embrasse l’art et l’art lui-même que se joue la vie. Semble-t-il. La répétition rejoue-t-elle à l’identique la chose, le moment, le fait répétés ? N’est-ce pas l’écart dans la répétition ou dans la symétrie qui donne vie ?
Les fleurs
Cette exposition est aussi un jardin. Du lys blanc et pur tenu par l’ange de l’Annonciation à la torche du faune qui s’enivre, aux couronnes de lauriers des angelots. Le pendant de l’ange dans la liberté prise avec la symétrie n’est pas Marie, mais un squelette. Image de vanité. Remarquez que les têtes se mort qui jalonnent l’exposition font de l’œil au visiteur. « Tu quoque… » Ailleurs les fleurs tirent en feu d’artifice la jouissance, l’orgasme. Leur fait face un concombre à moitié masqué qui jouit d’un sexe féminin. Plus loin, tableau petit mais intense. Corps féminin sans tête (dénonciation de pléonasme ?) tenant à hauteur du ventre un bouquet de fleurs : femme-ventre. Sur le mur qui fait face, le clin d’œil d’une tête de mort.
L’exotisme de la vie
Images exotiques. On pense à Verlaine en prison.
Le ciel est, par-dessus le toit,
Si bleu, si calme !
Un arbre, par-dessus le toit,
Berce sa palme.
Gauguin prend des allures de Cranach. Dans la relation femme / homme, qui domine qui ? Écarts (à tous les sens du mot), inversions, références détournées, le voyage est permanent.
Et pour terminer
Et pour terminer ce qui peut apparaître comme un début – un vernissage- Stéphanie-Lucie Mathern apparaît au public vêtue d’une robe de mariée. Elle cite Jean Cocteau « Un vernissage est un mariage auquel la mariée n’arrive pas. » Là et pas là. Symétrie non symétrique. Espace qui éloigne et relie… Baiser d’amour et de mort. Putti, angelots, chérubins, comme collés plutôt que peints, accompagnent l’exposition. Couronne et flambeau à la main, en relation avec l’étymologie de Stéphanie, de Lucie renvoyant à la lumière de Mathern, mère de toutes ses œuvres dont cette exposition n’est qu’un reflet.
Pour en finir ?
Pour en finir, peut-être, après avoir essayé de terminer, cette formule » Se heurter à l’objet » citée par S-L M. Étymologiquement, heurter signifie « cogner à la manière d’un bélier. » Toute la question est donc » Se heurter ou bien jouer avec ? » Pour en finir, revenir au désir.