À bicyclette

À bicyclette

20 janvier 2025 0 Par Paul Rassat

Rencontre avec  Mathias Mlekuz pour évoquer son film À bicyclette co-vécu avec Philippe Rebbot et Youri. Celui-ci s’est suicidé. Mathias, son père, et Philippe, son meilleur ami  suivent les traces de Youri, parti à bicyclette de l’Atlantique à Istanbul cinq ans auparavant. Conversation au fil de l’eau, sans préparation particulière, comme le film de Mathias.

À bicyclette  est-il un film au sens traditionnel ?

Il est difficile de le classer. Un documentaire ? Une fiction. Ça pourrait être une docu-fiction mais le mot est moche. Je dis que c’est un documentaire fait par des comédiens qui ont la volonté d’en faire une fiction. Je n’ai pas voulu de voix off, il n’y a pas de grands moyens techniques. Tout a été fait très artisanalement, dans l’intime, avec une toute petite équipe technique, composée de trois personnes qui nous suivaient. Nous vivions ensemble de camping en camping à travers l’Europe. Sur les cent-quatre-vingt heures de rushes, il y a énormément de déchets.

Ce film est renversant parce qu’on a l’impression que vous faites tout à l’envers. Il commence quand vous dites au revoir. Youri n’est plus là mais sa présence  vous remplit, vous habite. Vous partez de faits vrais pour en faire une fiction…qui n’est pas vraiment une fiction alors que d’habitude on part d’une fiction pour essayer de jouer vrai. Avec des mises en abyme permanentes.

Rien n’était calculé. On a fait ce film pour nous. Au début je voulais faire uniquement le voyage ; c’est Philipe qui a proposé d’en faire un film.

Suivent les difficultés et les nombreuses péripéties pour trouver un budget…d’autant plus que le scénario était plutôt vague et embryonnaire.

On aurait pu faire le film avec des I.Phones, entre nous. On n’aurait pas dépassé Dijon… au lieu d’aller jusqu’à Istanbul.

Tout est improvisé à l’exception du discours du début et le texte en voix off à la fin, écrit par mon fils Joseph. Improvisé totalement, sans thème de discussion prédéfini. Et on ne refait jamais deux fois les mêmes prises. Les conversations filmées durent une heure, ce qui nécessite un très gros boulot de montage. C’était du cinéma en liberté. Certaines journées, il n’y avait rien mais nous n’avions aucune obligation de résultat. Nous avions le début et la fin du film uniquement. Ce que nous avions imaginé, crever en route…, ne s’est pas produit. Le tournage a duré cinq semaines.

L’improvisation donne quelques fulgurances comme cette expression : «  Au début de la mort de Youri…

J’ai dit ça? Oui. «  Au début de la mort de Youri… »

« Tout était signe. Les signes existent partout si on se met à regarder. »

Je l’ai vu trois cents fois ! Je ne l’avais pas relevé. Ça n’existe pas, le début de la mort, pas énoncé comme ça. Mon fils est là, il m’accompagne partout. Parfois des spectateurs me disent : «  Je repars avec un petit bout de Youri. » Que mon fils parte avec tout le monde !

Vous avez quelques scènes de dispute dont l’une m’a paru très profonde. Philippe vous reproche d’avoir à traverser de l’eau et vous lui répondez : « Je ne l’ai pas repéré, le chemin. Je le découvre avec toi. » Vous suivez le livre de Youri et pourtant il y a une part d’imprévisible. Vous tournez un film sans scénario, mais il n’y a pas de scénario non plus dans la vie. Un mode d’emploi ? Comme dans le Airbnb de Vienne où tous les interdits provoquent une scène de rire libérateur.

Tout est accidentel. Seules quelques scènes, comme ce que vous évoquez, traduisent la patte du réalisateur. Je savais que Google Trad dit n’importe quoi, ce qui ajoute à l’absurde et au comique.

La conversation porte alors sur les compétences très limitées de Matthias et Philippe dans l’art du clown. Mais ça marche parce que souvent la façon de montrer ou de dire l’emporte sur les faits et les paroles. Sont donc évoqués l’art du clown et la bicyclette. Le premier est un entre-deux, une pirouette par rapport à la réalité. La bicyclette, contrairement à ce que croient les écolos, est d’abord le moyen de s’auto-propulser dans le monde, sans intermédiaire, sans outil. Dans la vie, nous sommes les outils de nous-mêmes. La question du suicide arrive alors.

On n’a pas triché. Les spectateurs voient l’honnêteté du film. Quand Philippe parle d’amitié, il pense ce qu’il dit. Il est compliqué d’être en soutien dans le drame ou la tragédie. Quand j‘ai perdu mon fils, la plupart des gens confiaient : «  Je ne sais pas quoi dire, je suis bouleversé. Si tu as besoin de quoi que ce soit… » et en même temps le drame fait qu’on s’éloigne parce qu’on ne sait pas quoi dire ni quoi faire. On fuit. Pris dans le film, Philippe ne pouvait pas fuir. Assister à la peine d’un ami, se dire qu’on est un accompagnant renforce l’idée qu’on est un véritable ami. Philippe dit «  C’est paradoxal que ton fils me permette de devenir un véritable ami. De vivre les moments les plus importants de ma vie. » Comme il est paradoxal que la mort de mon fils me rende meilleur.

L’absence comble le présent.

Notre amitié date de vingt-cinq ans mais elle en est renforcée. Le suicide ? En parler ? C’est difficile parce que ça réveille à la fois la douleur mais aussi la culpabilité. Un accident, ok. Un suicide ? Qui a tué qui ? Je n’ai pas fait ceci, pas été assez présent ? J’aurais dû… Tout la famille partage ces questions. Philippe dit qu’il ne faut pas se poser ces questions.

« Il est parti avec la dernière pièce du puzzle. Il ne faut pas la chercher. »

On ne peut pas s’en empêcher. Le suicide est un vrai tabou. On a longtemps enterré les suicidés la nuit, sans cérémonie religieuse. Puisqu’il est difficile d’accompagner un ami dans la douleur, il faut accepter le silence. On ne peut pas dire : «  Ça va aller, fais un peu de sport, remue-toi. »

On vit en poète et on écrit éventuellement de la poésie. Youri, vous le portez en vous et il devient un film.

Il est question alors de Reggiani se demandant s’il fera une dernière blague avant de mourir. Rappelons deux phrases dites sur des lits de mort :

«  Laissez le rideau de la douche à l’intérieur de la baignoire ». Conrad Hilton

«  LSD, 100 mg. » Aldous Huxley (à son épouse qui le lui injecta).

Philippe est un vrai poète ; il est habité par Reggiani. Il m’a demandé une fois si je pouvais me réconcilier avec la mort, lui donner du sens. Peut-être, mais ce n’est pas grand-chose ! Lors d’un stage de développement personnel j’ai entendu plusieurs fois dire qu’il faut donner du sens à ce qu’on fait. Je ne comprenais pas cette expression. Maintenant je dirais que c’est avoir la conscience de ce qu’on fait. Du boulot ? Comme comédien, je prenais tout. Je vivais sans me dire : « Ce serait bien d’aller là, parce que… » Donner du sens, c’est peut-être se donner un peu d’estime. Pour moi, il faut que le corps y soit engagé, il faut faire avec les mains pour réfléchir, pour appréhender les choses.

Cette façon de procéder relève de la poésie brute dont l’étymologie dit que c’est « faire, fabriquer en conscience ». À quoi Mathias répond :

Je n’ai pas le bac. Je me sens illégitime partout. Mon père avait le bac mais il était mineur de fond. J’ai une grande admiration pour le monde ouvrier, pour les gens qui fabriquent avec les mains. J’ai déjà parlé de ce stage de développement personnel. Chacun devait y découvrir son excellence. Ce qu’on fait  naturellement en pensant que tout le monde en est capable. La mienne, c’est «  l’art d’être créatif avec les contraintes du réel. »

Très belle conclusion en elle-même et parce qu’elle donne du réel une définition qui , de surcroît, englobe l’absence. D’où ce film que l’on porte en soi comme un trésor après l’avoir vu et vécu.

 » Ce qui fait de nous des types bien, c’est de chercher à le devenir. » Philippe Rebbot.