Apprendre à apprendre: l’intelligence des liens pertinents
19 mai 2021Comment apprendre à devenir berger ?
« Comment devient-on, de berger novice ou inexpérimenté, un meneur de troupeau capable de susciter la confiance, de créer la cohérence, et en même temps de se laisser guider par ce que savent, quand même, malgré tout, ces moutons ? »….L’apprentissage a le plus souvent été étudié comme une affaire où les humains apprennent aux humains, ou dans le cas du dressage, les humains apprennent aux animaux…on comprend parfois que l’éducateur, en fait, dresse un maître à dresser un chien. Mais il est rare, très rare, qu’on parle de la manière dont les animaux apprennent aux humains à leur apprendre. »
Modernisation, optimisation, uniformisation
Dans les années 60 ont été totalement bousculées les pratiques et traditions d’un pastoralisme vieux de plusieurs milliers d’années. C’est qu’il fallait faire moderne. Rationnaliser pour accroître le rendement. On met donc sur la touche le savoir des bergers qui se transmettait de génération en génération. Seules sont conservées les races d’animaux les plus productives en viande ou en lait. Il faut adapter leur nourriture qui sera scientifiquement standardisée dans un but d’optimisation, bien sûr. « L’élevage, devenu production animale, ressemblera de plus en plus à une énorme machine à écraser les diversités. » Ces conditions d’élevage optimisées ne peuvent prendre en compte la diversité des bêtes, des pâturages, des conditions climatiques…On va donc les empêcher de bouger afin de demeurer dans des paramètres stables et facilement gérables. Les bâtiments sont privilégiés, ou bien les petite surfaces…qui accroissent la densité des moutons au mètre carré.
Rationalisation…piège à cons ?
Plus ou presque plus besoin de bergers. Ils sont remerciés et leur savoir se perd. Les éleveurs dégagent du temps en standardisant leurs pratiques. Ils peuvent ainsi investir dans des machines et produire du fourrage. Ce fonctionnement en circuit fermé est d’abord productif. Mais bientôt le prix de la viande chute. Celui des matières premières augmente. La concurrence internationale sévit. Augmenter la taille des troupeaux, ne garder que les bêtes les plus rentables ? Trouver des pâturages naturels bon marché ? Déplacer les bêtes vers d’autres régions ? Et puis la vie à la campagne n’est plus tellement attirante.
Habiter le monde
Une forme de résistance naît alors. « Ce sont des choix qui résistent au monde tel qu’il est, qui affirment que quelque chose ne va pas dans ce monde, et qui engagent. Ce sont des choix politiques, mais surtout…esthétiques….à l’idée d’un ordre au sens de la composition, au sens des façons de composer avec, d’un ethos des manières d’habiter un monde en train d’être détruit. » Un monde dans lequel la transhumance se fait parfois en camion, un monde « sans mémoire. »
Il a donc fallu réapprendre à apprendre
Observer pour comprendre et ainsi apprendre. « Comprendre requiert d’abord un talent…celui qui relève de l’attention. » Cette démarche s’appelle l’intelligence. Elle consiste à créer des liens entre ce que l’on voit par l’observation. Il faut donc prendre l’autre en considération et c’est ainsi qu’on apprend de lui pour lui apprendre en retour. Il faut penser chaque bête comme un individu particulier. Et c’est là que ça devient vraiment intéressant.
Serions-nous des moutons ?
Le processus est le même que dans le cadre de l’enseignement. Chaque élève y est d’abord un individu avec ses particularités. Il est impossible de « nourrir »tout le monde au même rythme et de la même façon. Dans un troupeau, les bêtes apprennent les unes des autres et le bon berger apprend de l’ensemble ce qu’il redistribue à chacune. Dans une salle de classe, le professeur attentif sait créer des liens constructifs entre les élèves aussi bien qu’entre eux et lui. (et lui et eux). L’uniformisation sous prétexte d’efficacité est un leurre.
Quand l’apprentissage va, tout va
On retrouve cette uniformisation dans le domaine de la construction, par exemple. Il est plus facile de couler du béton dans des moules préfabriqués. De poser des fenêtres aux formats standardisés. Et désormais de produire des immeubles aux toits plats parce que, paraît-il, mieux isolés. Nous obtenons alors des constructions cubiques, interchangeables qui donnent l’impression de traverser partout les mêmes paysages urbains. « L’architecture » scolaire a depuis longtemps fait des ravages en produisant des établissements réalisés au cordeau et à l’angle particulièrement droit. Finis Bachelard et la rêverie, les formes arrondies, les recoins. Chaque centimètre carré est rentabilisé. L’enseignement à distance, via internouillette, en distanciel risque de prospérer. Comme l’alimentation automatisée des bestiaux.
Le berger apprend de ses bêtes. Le professeur apprend de ses élèves. L’administration apprend de ses professeurs. Nos élus apprennent des citoyens et ainsi va le monde.
Dialogue de taupes
— Dis, tu m’apprends à creuser?
— Si tu veux.
— Comment on fait ?
— Tu creuses et je te regarde faire… Tu te débrouilleras très bien.