Chaque jour est carnaval#5 Simulacre
21 février 2021Simulacre contre nécessité
Involution de la langue
Les nègres, terme que revendiquait Léopold Sédar Senghor, deviennent des noirs, des gens de couleur, les sourds des malentendants, les handicapés des gens à mobilité réduite. On euphémise la vie, on la lubrifie en manipulant les mots. Le chômage partiel devenait travail partiel du temps de Nicolas Sarkozy. Et Emmanuel Macron voulait libérer le travail. Remarquons, à propos de travail, que les emplois fictifs sont souvent mieux rémunérés que le travail véritable. On déguise aussi les gens, les vraies gens ! En statistiques, en tranches d’âge, en abstractions. Le travail devient job, mission, emploi. Faire le travail signifie aussi bien réaliser un chef d’œuvre de compagnon que flinguer des ennemis, militaires ou civils. Le globish nivelle tout au rang de marchandises qui font le tour de la Terre, engendrant des capitaux qui font eux aussi la ronde de paradis en paradis fiscaux. Les employés deviennent collaborateurs, la promiscuité professionnelle pour cause de gain de place et de rendement s’appelle open space.
Le carnaval défile sur nos écrans
Les écrans de nos téléphones affichent nos selfies sans lesquels nous ne nous reconnaîtrions pas, sans lesquels nous ne serions pas sûrs d’exister. Une farandole de photographies instantanées transmet à nos contacts, amis, proches la représentation de ce que nous mangeons, nos doigts de pieds en éventail à la plage, notre animal domestique dans toutes les poses. L’autobiographie se décline en photos qui masquent un vide intérieur, une absence de nécessité. C’est que nous voulons nous aussi faire la une, être la vedette, être le roi ou la reine du carnaval. Nous ne sommes pas encore sortis de la grotte de Platon et ne voyons la réalité que par écrans interposés. Deux pingouins sont la plus haute expression de cette distorsion. Deux commentateurs de football, de noir et blanc vêtus commentent à l’écran d’une chaîne sportive des images que les spectateurs ne voient pas, dans une indécence qui relèverait davantage de l’exercice pornographique.
Simulacre contre nécessité
…il est nécessaire de distinguer encore entre autorité instituée et autorité effective….Tout gestionnaire, tout directeur ou patron est doté d’un pouvoir de commandement ou de décision qui lui donne une certaine autorité. Une autorité présumée ou putative. Mais il s’agit là d’une autorité attachée à sa fonction, non à sa personne. Une personne dotée d’une autorité institutionnelle mais qui n’a pas d’autorité personnelle, créatrice, aura tendance à faire preuve d’autoritarisme. Ou à s’effacer.
Alain Caillé Extensions du domaine du don
Nous nous sentons libres quand nos actes se font facilement et tout de suite. Nous avons ce sentiment chaque fois qu’une puissance que nous avons acquise se manifeste de façon immédiate et naturelle, obéissant à une nécessité qui est en nous. Nécessité et liberté sont alors une seule et même chose.
Jean-François Billeter Esquisses
Simulacre de simulacre = réalité ?
Tout le reste n’est que simulacre d’un carnaval, d’une parodie de pouvoir qui continue de défiler en une partouze incestueuse, les élus s’invectivant d’un bord à l’autre mais s’entre-adoubant, étalant les costumes que créent leurs fonctions, touchant leurs jetons de présence, ces confetti qui parachèvent la fête. Pourquoi cette débauche d’énergie quand Henri Queuille, ministre sous la 3° République, plusieurs fois Président du Conseil sous la 4° (équivalent d’un Premier Ministre actuel) résumait parfaitement ce sens aigu de l’efficacité alliée à la recherche du moindre effort, cette ligne de conduite à la fois politique, esthétique et philosophique ainsi « Il n’est pas de problème dont une absence de solution ne finisse par venir à bout. »
Masque, liberté et vérité
Ingénu est au sens étymologique celui qui est né libre. Et qui continue de l’être chaque jour…
Nous sommes géniaux…lorsque nous décidons d’être ingénus, donc libres, sans mises en scène ni artifices. L’addition nous parviendra un jour. Très bien, tiens, la vie, et garde la monnaie _ nous paierons honnêtement le prix d’avoir aimé, haï, choisi. Mais nous aurons en tout cas vécu…
Mieux vaut vivre en ingénus que déguisés en Arlequin, le saltimbanque vêtu de pièces de tissus colorés…Arlequin, qui est tout sauf ingénu, manigance des situations grotesques afin de séduire Colombine. Mais le visage reste toujours couvert d’un masque noir pour ne pas être reconnu, pour paraître libre, et non un esclave au service d’un patron….
L’art d’exister est sans fard ni vernis…Il ne s’agit ni d’un cirque ni d’une émission de (fake) télé-réalité. Et moins encore d’un carnaval.
Andrea Marcolongo Étymologies Pour survivre au chaos
Quel est le patron des Arlequins qui nous dirigent ? De ceux qui rythment le carnaval permanent qui nous emporte dans une sarabande au sein de laquelle nous sommes digérés. Dans un spectacle permanent où ils s’affichent pendant que nous croyons nous apercevoir dans leur reflet.
Comment « faire société », « vivre ensemble » quand les masques s’interposent et mènent la danse ?
Un doigt… d’humour carnavalesque
« Il voulait être César, il ne fut que Pompée » aurait déclaré Clémenceau à propos de Félix Faure mort dans une opération de transfert séminal, sa maîtresse devenant « la Pompe funèbre ». On déclara que le cardinal Daniélou, disparu dans les mêmes circonstances, était mort « en épectase ».
On retrouva le Président Deschanel en pyjama le long d’une voie ferrée : il était tombé du train en passant par la fenêtre. La femme du garde-barrière aurait reconnu « un monsieur ; il avait les pieds propres. »
En 1983, Yvette Roudy déclarait « Je suis pour l’égalité des sexes et je prendrai moi-même les mesures. »
Traçant toujours la même route politique, une élue confondait fellation et inflation, parlant aussi de « gode de bonnes pratiques. » Jean-Pierre Raffarin s’étonnait « Il est curieux de constater en France que les veuves vivent plus longtemps que leurs maris. »
André Santini de conclure cet échantillonnage.
« Les experts naquirent du grand besoin qu’ils avaient d’eux-mêmes » ainsi que nos élus ?
« Je me demande si l’on n’en a pas trop fait pour les obsèques de François Mitterrand. Je ne me souviens pas qu’on en ait fait autant pour Giscard. »
Et, à propos d’Alain Juppé « Avant, le Gouvernement allait dans le mur, maintenant il klaxonne. »
Concerts de klaxons, vouvouzelas, applaudissements, ola, autant de grigris festifs pour conjurer les méfaits de la pensée unique qui conduit droit dans le mur, sans ascenseur social mais avec plafond de verre ?
Reste le carnaval avant le serrage de ceinture de Carême. Ou bien Carnaval pour les uns et Carême pour les autres.
Terminons cette série de tableaux sur le thème du carnaval par le homard géant que Jeff Koons nous a servi à Versailles. Ceux qui en ont les moyens retrouvent du homard dans leur assiette en fin d’année. Manger du homard, c’est donc se nourrir d’une œuvre d’art. C’est s’incarner en Louis XIV et affirmer « L’Etat c’est moi ». C’est déclarer aussi « Car tel est mon bon plaisir. » Même si cette formule est trafiquée, elle reflète un besoin de toute puissance qui se traduit par la satisfaction immédiate et sans entrave du désir. Le langage performatif confond dans l’instant le désir en plaisir, les paroles en actes. Le trône en Trône.
Le point de vue du philosophe
« Les grandes institutions…dont le volume occupe encore tout le décor et le rideau de ce que nous appelons encore notre société, alors qu’elle se réduit à une scène qui perd tous les jours quelque plausible densité, en ne prenant même plus la peine de renouveler le spectacle et en écrasant de médiocrité un peuple finaud, ces grandes institutions, j’aime le redire, ressemblent aux étoiles dont nous recevons la lumière, mais dont l’astrophysique calcule qu’elles moururent voici longtemps. Pour la première fois sans doute de l’histoire, le public, les individus, les personnes…peuvent détenir au moins autant de sagesse, de science, d’information, de capacité de décision que les dinosaures en question, dont nous servons encore, en esclaves soumis, la voracité en énergie et l’avarice en production.
Michel Serre Petite Poucette 2012
Il faut donc espérer que le spectacle ne fasse pas un four ni ne devienne un four écologique. Au lieu de changer de paradigme, de logiciel, de casser les codes ou de bouger les lignes, changer de programmation ainsi que de programmateur ? Il est amusant de noter que le passage tiré ci-dessus de Petite Poucette s’intitule Renversement de la présomption d’incompétence.
Quel carnaval ! Renversant, non ?